L’imaginaire conjecturel décline le futur du meilleur ou du pire des mondes possibles. Après Jules Verne, la science-fiction connait en France vers 1920 un engouement éditorial qui s’affermit autour de 1950 avec la prolifération des publications d’anticipation. Des romans ou des films politisés comme Soleil vert (Soylent Green, 1973) de Richard Fleischer déclinent les dystopies du cauchemar bio-social. Jean-Pierre Andrevon, écrivain, essayiste et journaliste à L’Écran Fantastique, avec les romanciers Jean-Pierre Fontana et Claude Ecken, balise le panorama français de la science-fiction. Le démographe Jacques Véron et le philosophe des sciences Jean-Marc Rohrbasser lient, quant à eux, la dystopie et la « démografiction ».
En mars 1951, dans Critique, Raymond Queneau salue un « nouveau genre littéraire : les Sciences-Fictions ». Malgré les aliens galactiques, les androïdes, les cités célestes ou sous-marines, les fusées, les planètes fabuleuses, les robots ou la science novatrice, la science-fiction (SF) prolonge l’utopisme selon le philosophe Raymond Ruyer, auteur de l’important ouvrage L’utopie et les utopies (PUF, 1950). Depuis Thomas More, l’utopie ou non-lieu désigne la cité idéale du meilleur des mondes possibles. Les Utopiens y sont contraints à la transparence sociale, à la félicité et à l’égalité contre la liberté (L’Utopie, 1516). Si les Lumières sont la « période chaude » de l’utopie narrative pour Bronislaw Baczko (Lumières de l’utopie, Payot, 2001), Sébastien Mercier publie en 1771 la première « uchronie » comme songe futuriste (L’An 2440, rêve s’il en fut jamais). Or, déjà en 1726, sceptique et facétieux, Jonathan Swift déconstruit l’utopie du meilleur des mondes possibles, creuset dystopique du pire des mondes possibles, car chaque humain aspire au mal. Dégoûté des mondes idéaux, Gulliver choisit le despotisme des robustes chevaux Houyhnhnm plutôt que le libéralisme cynique des humains (Gulliver’s Travels).
Utopie, uchronie et dystopie : ce triple imaginaire conjecturel cadre la SF, accotée aux « romans scientifiques » de Jules Verne, partisan du progrès scientifique et dont la saga lunaire inspirera la SF contemporaine. Anthologiste de la dystopie, Jean-Pierre Andrevon offre 540 notices sur les cultures de la SF : auteurs, collections, thèmes. Sujet intarissable, rappelle la « Liste subjective et partielle des absents écartés par manque de place, par incompétence, par ignorance ou par inappétence, mais qui existent néanmoins ». Cet encyclopédisme de la SF remonte aux années 1970.
Survivant d’Auschwitz, écrivain et fondateur en 1976 de l’actuelle Maison d’Ailleurs (Yverdon-les-Bains), musée unique en Europe dédié à la science-fiction, à l’utopie et aux voyages extraordinaires, Pierre Versins (1923-2001) publie en 1972 l’historique Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction (L’Âge d’Homme), car la conjecture romanesque narre depuis « quatre ou cinq mille ans une histoire, une aventure que rien d’autre ne pourrait conter, pas même la science ». En 2018, l’herméneutique de la SF s’enrichit des 2 457 pages (11 000 entrées) des Rétrofictions. Encyclopédie de la conjecture romanesque rationnelle francophone de Rabelais à Barjavel 1532-1951 par Guy Costes et le regretté Joseph Altairic. Entre la préface de Gérard Klein et l’index « abyssal » de l’ouvrage, ils sondent 4 936 œuvres qui certifient l’ampleur culturelle de l’anticipation littéraire.
Un siècle de SF est un abécédaire érudit et parfois potache : « Femmes, femme : Voilà une entrée à prendre avec des pincettes à sucre, de peur de se faire taper dessus (ou pire) en décennie Me-Too, identitaires LGBT+, lesbianisme, transidentité, inter-sexuation, balance ton critique de SF ». Notices convenues (Atlantide, Augusth Derleth, Conan Doyle, Gébé, Mary Shelley, Lovecraft, etc.), rapides (Brick-Bradford, Hergé, E. P. Jacobs, Métal Hurlant, Moebius/Giraud, etc.), essais inspirés (« Adaptations – ces livres qui font du cinéma », catastrophes, « chansons », « écologie», collections, conventions et revues spécialisées, « fanzines et fandom », fins du monde, « novellisation », poésie, etc.) : l’ouvrage est une somme d’histoire culturelle sur le cosmopolitisme de la SF – Europe, Japon, États-Unis. Répertoriant une quarantaine d’écrivains, l’ouvrage remémore des auteurs historiques, souvent édités en collections « populaires », dont B. R. Bruss, Claude Farrère, Léon Groc, Jimmy Guieu, Jean de La Hire, Gustave Lerouge, Auguste Liquois, Régis Messac, José Moselli, Maurice Renard, Stefan Wul… À partir des années 1920, de Rosny Aîné à Antoine Volodine, ils contribuent à l’essor culturel et social de l’anticipation. Discret sur l’imaginaire visuel de la SF, ce thesaurus dit beaucoup, parfois en peu de mots, mais toujours dans une typographie lilliputienne. Exercice délicat face aux anticipateurs de l’anxiété politico-sociale comme Arthur C. Clarke, Philip K. Dick, Thomas M. Disch, Philip J. Farmer, Robert Heinlein, Frank Herbert, Aldous Huxley, Ursula Le Guin Richard Matheson, Michael Moorcock, George Orwell, H.G. Wells, Evgueni Zamiatine. Ignorant l’uchronie de Sébastien Mercier (L’An 2440), l’entrée « Uchronies » réduit cet objet à la spéculation historique (Question bateau : « Si Napoléon avait gagné Waterloo ? »), alors qu’est frappante l’actualité du mot « Démographie ».
Toujours percutant, l’inquiétant film de Richard Fleisher Soleil vert (1973) suit la dystopie Make Room! Make Room! (1966) de Harry Harrison (1925-2012). Harrison imagine la société totalitaire de 2024 qui répond au réchauffement climatique et à la pénurie par un régime thanatophagique. En écho à ce chef-d’œuvre, Jacques Véron et Jean-Marc Rohrbasser signent un bel essai de « Demografiction » – néologisme (1999) dû au Néerlandais Anton Kuilsten –, La démographie de l’extrême. Si la SF est un imaginaire de projection, la démographie est une science de projection. Croisant cette double anticipation, Véron et Rohrbasser pensent l’aléatoire ou le plausible du monde futur, entre espoir et dystopie. Population en Utopie, surpeuplement, urbanisation exponentielle, excédent familial, dénatalité, sénescence planétaire, flux migratoires, disparition improbable des épidémies, procréation assistée, antinatalisme écologique : onze chapitre brassent finement l’actualité, les faits et la fiction du bio-social.
Depuis More, l’utopisme platonicien est un « roman démographique » qui considère la population comme la richesse suprême du monde idéal. L’eugénisme et la frugalité en assurent le juste essor dans les bornes de la cité chimérique. Si les utopies des Lumières reconduisent l’idéal de la « république vertueuse », dès la fin du XVIIIe siècle, le péril de la surpopulation et de la pénurie alarme les économistes dont Thomas R. Malthus (1766-1834). Ni utopiste ni économiste, Swift publie en 1729 son brûlot distopico-démographique A Modest Proposal. Il souhaite juguler la famine et la surnatalité en Irlande avec les enfants pauvres changés en mets exquis pour les nantis (Modeste proposition, Folio). Après Swift, à l’instar de Logan’s Run de William F. Nolan et George C. Jonhson (L’âge de cristal, 1967 ; J’ai lu, SF; Logan’s Run, 1967, film de Michael Anderson), la fiction dystopique évoque ainsi la démographie de l’extrême. Surpeuplement mondial, mégapoles verticales, misère endémique, excédent de rentiers sur les actifs, chaos migratoire, pollution, effet de serre, carence alimentaire : l’imaginaire du futur est apocalyptique. S’y nouent l’eugénisme social, la sexualité étatisée contre le désir, le régime policier, la ghettoïsation sécuritaire et luxueuse des nantis.
Dystopie et utopie tracent une effarante lutte des classes, parfois entre contrôle mental (Karin Boye, La Kallocaïne, 1940, folio-sf) et désordre post-nucléaire (Cormac Mccarthy, La route, L’Olivier, 2006). Or, ces fictions pessimistes résonnent ou divergent des débats scientifiques sur l’avenir du monde qu’aujourd’hui épuise l’Anthropocène. De Aldous Huxley à Margaret Atwood, de George Orwell à Ray Bradbury, les prophéties chimériques dessinent ce qui maintenant semble improbable pour nos sociétés sécuritaires, repues et individualistes que pourtant gangrènent le moralisme biologique, le contrôle social numérique, la robotisation, le recul de la fécondité, les utérus artificiels, la post-humanité. Comment vivre en dystopie ?
Jeu littéraire, supputation rationnelle : la science-fiction et la dystopie forgent notre acuité politique des mots et des choses. Contrairement aux savoirs historiques qui ne prédisent rien, l’imaginaire spéculatif est une expérience de pensée conjecturelle. La dystopie fictionne la virtualité du mal comme donnée historique imprévue, mais infiniment réitérée. Louant The Iron Heel (Le talon de fer, 1908 ; Phébus) de Jack London, Orwell, auteur de 1984 (1949 ; Folio), note que cette lucide dystopie est une « histoire d’oppression capitaliste, écrite à une époque où diverses choses qui ont rendu le fascisme possible – le retour du nationalisme, par exemple – n’étaient pas faciles à prévoir » (Orwell, Big Brother. Manipulation, Propagande, Surveillance, Petite Bibliothèque Payot, 2024, p. 21). La conjecture romanesque donne à penser sur le meilleur ou le pire des mondes possibles. Rien de plus, rien de moins que l’incitation à imaginer hic et nunc les horizons imprédictibles du futur pour sonder les maux du temps présent.