Mertens est mort, vive Mertens

Pierre Mertens est mort le 19 janvier en Belgique, pays dont il ne se sera jamais complètement éloigné malgré une ouverture et un appétit pour le monde. Après son prix Médicis pour Les Eblouissements (Seuil, 1987) et des rumeurs de nobélisation, il est peu à peu tombé dans l’oubli. À tort, nous dit Jean-Pierre Orban, auteur d’une double biographie (Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire et Pierre Mertens et le ruban de Möbius, Les Impressions Nouvelles, 2018). Car son œuvre et sa vie, intrinsèquement liées l’une à l’autre, sont des marqueurs du siècle dernier et du passage au XXIe siècle. Et posent des questions littéraires, éthiques et politiques essentielles : comment, habitant d’un petit pays périphérique, se définir par rapport à la France, jusqu’à quel point peut-on se renier soi-même, le romancier doit-il se donner des limites – et lesquelles – en ce qui concerne ses personnages vivants, et jusqu’où l’invention de soi-même peut-elle aller ?

Pierre Mertens | Hommage.

Pierre Mertens, né en 1939, est mort d’une mort absurde, due à une déglutition de travers. Très tôt et surtout depuis quelque vingt ans, il a enchaîné les maladies et les a mises en récit, parfois en scène. « Je n’ai pas le souvenir d’avoir été totalement en pleine santé une année de ma vie », disait-il dans nos entretiens. La mort semble l’avoir pris au mot et avoir mis fin à son discours. Lui, dont le verbe était si brillant, qui en jouait pour pourfendre tout ce qui le hérissait ou contrevenait à ses positions, ne parlera plus. Ses écrits, noyau dur de tout écrivain, trou noir de sa vérité, seront là à sa place. À la place jusqu’à présent troublée par sa superbe, ses relations d’amour-haine avec son pays, la Belgique, plusieurs de ses ambivalences et quelques-uns de ses revirements politiques. Une place pourtant essentielle.

Adolescent, Mertens commence à écrire, encouragé par son père journaliste. Il compose un roman dont il ne reste que quelques ébauches et bribes dans ses archives personnelles, mais qui alimentera sans doute ses trois premiers ouvrages de fiction publiés. Dont L’Inde ou l’Amérique, éditée d’abord en 1969 dans « Écrire », la collection des jeunes pousses littéraires dirigée au Seuil par Jean Cayrol puis par Claude Durand. Le texte, repris l’année suivante dans la collection « Cadre rouge » des mêmes éditions, remporte le prix Rossel, le Goncourt belge.

Jean-Pierre Orban, Pierre Mertens. Le siècle pour mémoire
Pierre Mertens © Francis Jacoby

En 1974, Mertens rompt avec cette première écriture néoclassique qui, comme nombre des textes parus dans « Écrire », donne « le sentiment d’une sorte d’abstraction du monde » et provoque dans le monde littéraire belge une déflagration : il fait paraître Les bons offices, un roman épais qui a pour cadre central les suites de la guerre israélo-arabe de 1967 et que Régis Debray qualifiera de chef-d’œuvre. Soudain, un écrivain belge abandonnait l’habitude de cacher toute référence à la Belgique et de faire en sorte qu’elle n’ait pas d’histoire et fût détachée de celle du monde.

Le roman sera suivi, deux ans plus tard, d’un dossier capital dans l’histoire littéraire et intellectuelle du pays : « Une autre Belgique » paru dans Les Nouvelles Littéraires et dirigé par Pierre Mertens. La notion de « belgitude » y est jetée comme un pavé dans la mare. Avec un clin d’œil à la « négritude » de Senghor, Césaire et Damas, elle détache l’identité belge francophone de la France, assume une bâtardise au croisement des cultures, une richesse donc, mais aussi une difficulté à être dans un pays qui, entre modestie et honte, ne reconnaît pas ses figures littéraires et artistiques. Ce concept, créé et porté par Mertens, le sociologue Claude Javeau ou le philosophe Jacques Sojcher, fera florès : il sera une carte d’identité pour les créateurs pendant près de trente ans. Maintenant que les frontières intra-européennes ne représentent plus grand-chose, que Bruxelles est à moins d’une heure et demie en train de Paris et que la création belge a plein droit de cité en France, les nouvelles générations ne se réclament essentiellement que d’elles-mêmes. Mais leurs prédécesseurs leur ont ouvert la voie vers une identité apaisée.

Viendra ensuite une production de plus en plus accélérée de recueils de nouvelles, romans, scénario, pièce de théâtre, essais littéraires que Mertens publie en même temps qu’il poursuit son enseignement universitaire des droits humains, ses missions d’observateur international et son rôle de critique littéraire dans le journal Le Soir où il éveille ses congénères à des littératures étrangères mal connues.

Cela culminera en 1987 avec le prix Médicis pour Les éblouissements, le récit de l’errance pro-nazie du poète allemand Gottfried Benn et, soutenu par son éditeur Denis Roche au Seuil, son adoubement par la France. Puis avec son roman Une paix royale, qui fera l’objet d’une plainte de la veuve et du fils du roi Léopold III et d’un procès à Paris. Mertens voit son public s’élargir pour d’autres raisons que littéraires et pense que l’affaire lui coûte un prix Nobel, partagé ou non avec son équivalent flamand Hugo Claus : des rumeurs en parlent. Ce roman pose en tout cas la question des pouvoirs et des limites de la fiction à l’égard de personnes réelles et vivantes, limites dont Mertens s’est affranchi plusieurs fois. À ce titre aussi, Mertens doit être étudié.

Mertens
Un article du journal Le Soir au moment du procès intenté contre Pierre Mertens et Le Seuil par la veuve et le fils du roi Léopold III (11/09/1995) © D.R.

Le tournant du XXIe siècle verra la veine fictionnelle se tarir pendant plus de vingt ans jusqu’à la parution, quelques jours avant sa mort, de Paysage sans Véronique (Les Impressions nouvelles) : il y poursuit son dernier fantôme ou fantasme féminin, lui qui affirme que sa terre tourne autour d’elles et écrit, en un titre possible de roman sur son double, « Homme lesbien ».

Après 2001, d’observateur international il devient commentateur universel, à la manière d’une Marguerite Duras à la fin de sa vie. Dans des chroniques et des tribunes, il parle, selon ses propres mots, de « tout et de rien (comme se doit tout intellectuel) » : Dutroux, négationnisme (qui lui vaut un deuxième procès, cette fois avec le leader flamand Bart De Wever), football et littérature, Royaume-Uni et Roumanie, Trump et Borges. Des prises de parole où il manifeste un glissement réactionnaire fréquent dans sa génération : positions presque royalistes, lui l’ancien anti-royaliste, et, dans nos entretiens, tolérance pour des positions de la droite radicale, lui l’homme de gauche. Mertens, en somme, se « finkielkrautise ». Surtout dans sa nouvelle chasse à l’islamisme.

C’est qu’en 2009 survient un des autres éclats dont il est coutumier. À soixante-dix ans, il déclare publiquement dans Le Soir qu’il est juif. Il l’aurait découvert en 1976 à l’occasion de la mort de sa grand-mère maternelle et à la suite de circonstances rocambolesques, il l’a évoqué dans des cercles restreints dès 1986, notamment à Berlin, il le mentionne une fois dans une préface à la même date, mais ne l’annonce ouvertement que trente ans après ce qu’il désigne comme sa découverte.

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La communauté juive belge est suspicieuse, mais assez vite une bonne partie d’entre elle le prend au mot, car Mertens est et devient un des plus ardents dénonciateurs du retour de l’antisémitisme et de plus en plus de l’antisionisme qui rejoindrait celui-ci. Certains, cependant, lui refusent le droit de parler au nom de leur peuple, eux dont les parents ou grands-parents sont morts en déportation, ce qui n’est pas le cas des siens.

En effet, si, sur le plan individuel, beaucoup lui laissent la liberté de revendiquer cette identité, ce qui s’opère, c’est une évolution, voire un retournement dans son discours public. Mertens a été un défenseur actif de la cause palestinienne, il a même justifié l’attaque du groupe Septembre noir aux jeux Olympiques de Munich en 1972 et la prise d’otages des athlètes israéliens, désormais il qualifie d’ « obscène » la présence de Mahmoud Abbas à la manifestation de soutien à Charlie Hebdo à Paris en 2015 et traite de fascistes les djihadistes et les intellectuels qui approuvent leurs actions à l’instar des franquistes qui criaient « Viva la muerte ! ».

De Faulkner à Gary, nombre d’écrivains se sont inventé une vie. Mertens l’a construite, tissée et en a contrôlé le commentaire. L’enchevêtrement de la vie et de l’œuvre est celle d’un ruban de Möbius non pas à deux faces mais à une seule. Faut-il séparer l’homme et l’œuvre ? Cette question est insoluble chez lui. Mais ce que Mertens nous apprend, c’est qu’au terme du processus alchimique de l’interaction, c’est malgré tout l’œuvre, prétendue fiction, qui est le réceptacle de la vérité. C’est donc elle, a fortiori après la mort et le silence de l’homme, qui parle et qu’il faut explorer. On le fait de moins en moins et c’est à tort.

Le reste, c’est l’étude de la trace d’un auteur dans le siècle et celle, fascinante, du cheminement qui a conduit à l’œuvre achevée. Notamment à travers ses archives dont on espère le dépôt, le classement et l’inventaire. Y compris sa bibliothèque qui envahissait son salon et était l’écho vibrant du monde. Presque chaotique. Non : divers, traversé de paradoxes et de tensions. Comme Mertens lui-même.


Le dernier livre de Pierre Mertens, Paysage sans Véronique, vient de paraître aux éditions Les Impressions Nouvelles.