L’une des plus belles réussites du dernier roman de Nicolas Richard, Gunks. Chronique du temps insouciant, est la sensation de fraîcheur et de liberté qui en émane, portée par ses protagonistes, trois passionnés d’escalade aux prises avec la complexité de leurs sentiments.
Gunks. Chronique du temps insouciant porte bien son sous-titre. Le narrateur, un quasi-bachelier qui a laissé tomber le lycée après un dernier cours de chimie par trop rébarbatif, préfère désormais lire, courir et se balader dans les quartiers sud d’Orléans où il a grandi. Un jour, en traversant un pont au-dessus de la Loire, il remarque « un gars qui se déplaçait d’une drôle de manière sur un mur qui séparait un petit canal du grand fleuve ; collé comme une mouche à la paroi ». Ce gars, Manuel, va lui communiquer sa passion de l’escalade, et les deux, bientôt inséparables, vont faire la connaissance de Claire, « toute fluette, toute brune », mais très douée pour la grimpe. Pendant quelques années, ce trio va écumer les falaises et enchaîner des voies de plus en plus mythiques, tandis qu’entre eux se développe un réseau de sentiments complexes et, on l’aura compris, triangulaires, mais qui ne prennent jamais le pas sur ce qui compte vraiment : grimper.
Des temps insouciants, en effet, dans cette France des années 1980 où l’on peut encore plus ou moins vivre sans avoir de boulot, juste en volant de quoi manger dans les supérettes et des chaussons d’escalade dans le magasin de sport du coin. Plusieurs indices flagrants laissent penser que le narrateur ressemble beaucoup à l’auteur : la photo de couverture, l’exergue de Mark Twain (« La plupart des aventures que ce livre rapporte se sont réellement produites ; une ou deux d’entre elles sont des expériences personnelles », une phrase issue des Aventures de Tom Sawyer, traduction de Bernard Hoepffner, Tristram, 2008). Il a un « sacré péchon dans les doigts », c’est-à-dire une grande force que la cousine de Claire qualifie de « médusante ». Ce sera donc ainsi qu’il se fera appeler dans les cercles des fondus de l’escalade, Médusant-de-Péchon, Méduz pour les intimes. Et bientôt, ce dernier s’intègre dans ce milieu et en apprend la langue, omniprésente dans ce roman, dont elle devient d’ailleurs un personnage à part entière. Le glossaire proposé en fin d’ouvrage s’intègre de manière naturelle et plutôt astucieuse au récit, mais le contexte permet en général de comprendre ce qu’il se passe.
À sept mètres du sol (beaucoup trop haut), n’ayant toujours pas mousquetonné le premier point, Manuel s’est retrouvé les pieds dans le vide, un bidoigt fuyant main droite, une réglette minuscule main gauche. Il a fini par se cramponner in extremis au petit coinceur.
Les trois protagonistes ont des personnalités et des parcours divers. Méduz, on l’a vu, est glandeur, mais obstiné, Manu s’implique dans ses études de médecine, du moins suffisamment pour passer dans l’année supérieure, et Claire, dont le prénom sonne comme une antiphrase tant elle est opaque et tortueuse, « a plus ou moins bossé dans un restau ». En revanche, leurs motivations sont simples, ils veulent vivre au présent, et c’est ce que leur donne l’escalade : sur la paroi, on se concentre sur la prise à atteindre, le mouvement à faire ici et maintenant, on doit maîtriser son corps et son esprit, sinon on tombe. Les photos en fin d’ouvrage, où l’on voit des grimpeurs minuscules accrochés à des falaises d’une hauteur vertigineuse, permettent de se rendre compte de la difficulté et du danger de la chose, car on a beau être attaché, une simple erreur d’inattention peut se révéler mortelle. Mais si l’on est concentré et dans le présent, tout devient évident et fluide. La marche à suivre, c’est No future. En revanche, cet état d’esprit est manifestement plus fructueux en matière d’escalade que d’amour ou d’amitié. L’un des ressorts du récit est précisément ce contraste entre la simplicité intrinsèque de la grimpe et la complexité des rapports au sein du trio.
L’autre langue présente dans Gunks, c’est l’anglais : Méduz étant l’enfant d’un couple franco-américain, il est bilingue du plus loin qu’il s’en souvienne. Mais l’anglais habite ce texte d’une façon plus subtile que la simple réplique occasionnelle prononcée par l’un des personnages. On sait que Nicolas Richard a traduit bon nombre de « grands romans américains ». Or, sans qu’il soit possible de déterminer si c’est parce qu’on a l’habitude d’en lire sous sa plume ou parce qu’il s’en est imprégné à force d’en traduire, on retrouve dans Gunks cette ambiance si particulière, ce style réaliste, efficace et très graphique qui les caractérise. Et bien sûr, il y a ce jeu avec la syntaxe, ces raccourcis lumineux qui permettent d’être à la fois précis et concis.
« il va se passer un vilain truc. Les Helvètes envisagent de quitter le camp. De le foutre. »
Cette écriture, décomplexée, est surtout très vivante et totalement en phase avec son sujet. Les pages de Nicolas Richard sont comme des voies d’escalade dont ces trouvailles stylistiques constituent les points d’ancrage (les « spits », dirait Méduz), et le récit progresse, prise par prise, mais sans jamais faiblir, jusqu’à son climax. Il se trouve qu’en escalade la forme la plus aboutie de l’exercice est dite « libre », ce qui signifie que pour grimper, on n’utilise que les aspérités du rocher et aucun point d’ancrage. Et c’est ce que les trois protagonistes cherchent, tant au propre qu’au figuré : progresser dans la vie en se servant des aspérités pour aller plus haut, mais sans artifices, en ne comptant que sur leur force et leur volonté, pour enfin être libres. Quand ils tombent, ils recommencent, et s’ils retombent, ils recommencent encore, malgré la douleur et les muscles qui tétanisent, parce que la seule chose qui importe, c’est de libérer la voie. La métaphore a beau être triviale, elle n’en est pas moins juste et inspirante.
On ressort de ce très beau roman en ayant ressenti cette insouciance que vante le sous-titre et, ne serait-ce que pour cela, cette plongée dans l’univers des « falaisistes » et autres défricheurs de voies est mémorable et particulièrement bienvenue.