Il y a des histoires si vraies qu’elles n’auraient pu être inventées. C’est le cas de la vie de Gérard Cousin (1961-2005), qui a été tout à la fois un enfant délaissé, un routier réfractaire, un père absent, un homme de toutes les marges et Gérard de Suresnes, une star de la radio libre à ses dépens. Il faut lire son exemplaire portrait par Thibault Raisse pour comprendre comment cet homme est devenu Le con de minuit.
Dans les années 1990, souffle sur les ondes françaises un vent d’irrévérence absolue. Une tempête qui secoue des milliers d’adolescents et de jeunes adultes pour qui la radio libre est un phare dans la nuit. Sous leur couette, agrippés au poste, ils se cachent pour entendre ce que personne ne leur a jamais dit. Sur NRJ, Skyrock et Fun Radio, on rivalise de blagues potaches, de conversations interlopes, de sketchs alambiqués. C’est l’époque de Doc et Difool, d’Arthur, de Cauet et de Max aussi. L’antenne est à eux, ils sont les rois d’un monde qui n’a d’autre loi que de faire rire et rougir leurs millions d’auditeurs. Évidemment, dans le paysage médiatique français de l’époque, ils détonnent. Et c’est justement leur sens de l’improvisation, leur culture de la vanne et cette complicité si précieuse avec ceux qui les écoutent qui commencent à faire d’eux les stars d’un système.
Mais, comme dans tout système, il y a ceux qui gagnent et ceux qui perdent. Et il y a Gérard qui, un soir de décembre 1995, appelle depuis une cabine téléphonique de Suresnes l’émission de Max. Il est 1 h du matin et il porte des tongs. Raphaella, une de ces standardistes qui vont jouer un rôle capital dans cette pièce de théâtre, entend que cet auditeur n’est pas comme les autres. Gérard parle comme d’autres boitent, a un accent et des expressions qui en disent long sur sa vie ébréchée, et écrit des poèmes qu’il tient à réciter à l’antenne.
Je voudrais te dire je t’aime, mais je n’ose pas
Je voudrais te dire je t’aime, mais je ne sais pas comment te le dire
Je voudrais te dire je t’aime avec des fleurs.
Un court silence s’installe en studio, un instant suspendu dans lequel va se jouer tout le destin de cet homme. S’il est aussi candide qu’il y paraît, alors il est, comme on dit, un client exceptionnel. De ceux à qui l’on veut tendre le micro parce que tout en eux est parlant, et souvent malgré eux. C’est ce que Fun Radio va flairer, proposant d’abord à Gérard d’intervenir régulièrement sur ses ondes. Là, tacitement, comme dans une cour de récré, on se rassemble autour d’un bouc émissaire, Max, ses équipes et ses auditeurs vont faire de Gérard leur star. Car tout est déjà culte chez lui : ses coups de gueule, ses ivresses, son romantisme enfantin et son incapacité à comprendre qu’on se moque de lui. Chaque fois qu’on lui tend le micro, il déborde et les audiences explosent.

Le succès de ce jeu, auquel seul Gérard ne joue pas, est tel qu’on décide de lui confier les clés d’une émission de radio sans aucune autre contrainte que d’être le plus possible lui-même. Alors, un jeudi sur deux, de minuit à 2 h du matin, ce sera l’heure du Débat de Gérard. Deux heures absolument libres où Gérard discute de tout ce qui lui passe par la tête avec des thématiques qui ne ressemblent qu’à lui : « Que pensez-vous des couples célibataires ? », « Avez-vous déjà vu des ovnis dans votre vie ? Si oui, pourquoi ? », « Avez-vous déjà mangé avec un sosie ? ou autre ? »… Cette poésie de l’absurde qui flirte avec la jobarderie plait beaucoup. Les standardistes peinent à canaliser les ardeurs des auditeurs qui appellent en nombre pour mesurer en direct l’étendue de sa naïveté et son absence de surmoi. Comme au cirque, on se bouscule pour voir l’animal.
Surtout, Gérard, on se met à l’aimer quand il entre dans ses états de rage si radiophoniques. Pour ça, il suffit de questionner sa sexualité, ou de lui parler de sa fille Roseline qu’il n’a pas su élever, de ses nuits qu’il passe à jongler de foyer en foyer et de sa tendance à trop boire. Comme il dit tout de lui, on comprend vite que, malgré son statut de nouvelle star de la radio, il est sincèrement marginal. Il n’a pas un sou, enchaîne les histoires d’amour foireuses et s’oublie parfois dans l’alcool. Mais il n’aime pas qu’on le lui rappelle. Alors souvent Gérard pousse des gueulantes, il insulte, il hurle, menace de traîner tout le monde au tribunal ou de tout plaquer, et le public en veut encore.
On donne son numéro de téléphone, on le jette en pâture au milieu du Festival de Cannes, on lui fait croire que les disques qu’il joue à l’antenne s’appellent « J’ai Des Termites Dans la Rotule » de Gégé le Dresseur d’Asticots ou « J’ai un Gros Scaphandre Tressé à la Maison » des Cosmonautes Bilingues. Et si certaines personnes – des femmes, souvent, mais aussi quelques fans attendris – prennent en pitié cet ours mal léché, pendant quelques années rien n’arrête la blague. Sinon Gérard lui-même, qui, dans un geste qu’on appellerait bien un suicide médiatique, dit un jour Heil Hitler en direct. A nouveau, un silence s’installe en studio. Mais il est glaçant cette fois. Et comme il est apparu un soir, Gérard disparaît à tout jamais des ondes.
Cette histoire, si vous l’avez vécue et entendue en direct sur Fun Radio, vous la connaissez peut-être. Trente ans plus tard, quelques historiques de la Génération Fun en gardent une trace sur les rares forums qui lui sont consacrés. Des mausolées où l’on compile ses poèmes, ses grands débats et quelques photomontages. On y pleure Gégé – mort en 2005, seul à l’hôpital – comme un ami de comptoir qu’on ne connaissait finalement pas si bien. D’ailleurs, à son enterrement, il n’y avait personne et son décès ne sera mentionné qu’une seule fois à l’antenne de Fun.
C’est de ce constat que part le livre de Thibault Raisse, qui a lui aussi été un de ces adolescents rivés au poste. Mais, contrairement à tant d’autres, il ne veut pas seulement se passer en boucle les cassettes de ce dîner de con radiophonique. Car il faut raconter tout le reste, tout ce qui n’a jamais intéressé personne à l’époque, ni à Fun Radio ni ailleurs. Il faut comprendre comment Gérard Cousin est devenu Gérard de Suresnes, puis Gérard des Débats et finalement Gérard de personne.
Alors le journaliste, découvert notamment grâce à sa grande enquête publiée dans le magazine Society sur les mystères du meurtrier Xavier Dupont de Ligonnès, gratte, déplace, fouille avec un grand respect pour l’épaisseur du réel. Bien sûr, se souvenir d’une blague qui a trop duré est un exercice cruel pour tous. Surtout quand ladite blague est si retorse qu’aujourd’hui encore elle fait rire. Mais l’intelligence de cette biographie réside justement dans son goût pour la nuance. Avec sa plume parfaitement taillée à force d’écouter tous ceux qui ont partagé les vies de Gérard, l’auteur dessine une planche anatomique en relief.
Autour de la vie disséquée de Gérard Cousin, ce qu’on perçoit c’est combien tous ceux qui l’ont fait l’ont aussi défait, sa mère qui l’a tant de fois abandonné comme ses patrons à Fun Radio qui ne l’ont presque jamais payé. On sent la marginalité qui colle à la peau des mal-nés, la cruauté d’une foule qui rit et un siècle où la liberté a aussi fait des ravages. Grâce à une écriture minutieuse qui s’éloigne de l’exercice formel et chronologique de la biographie, Thibault Raisse se fait thanatopracteur. Il remet de l’ordre dans une vie chaotique et replace à leur juste endroit ce cœur maltraité, ce foie intoxiqué, ces mains jaunies par la cigarette, ces jambes qui ont permis de fuir, et cette inoubliable voix. Patiemment, Le con de minuit redonne corps à toutes les vies de Gérard Cousin pour lui offrir une sépulture à sa taille.
Ancienne rédactrice en cheffe et animatrice à Radio Nova, Sophie Marchand écrit désormais des documentaires et des podcasts (et les raconte parfois).