La légende de cet arrondissement – ils en ont tous une, peut-être – est sa familiarité. Son seul monument majeur est un cimetière. On y va pour les cafés, pour travailler, pour se balader. Aucun grand magasin, les courses qu’on peut y faire sont quotidiennes. En son cœur, d’histoire et de géographie, il y a un quartier : Ménilmontant.
Pour le nouveau Nestor Burma dessiné par Tardi, Ménilmontant est familier par les personnages qui le peuplent. L’intrigue se déroule en décembre 1957 mais de nombreuses cases font apparaître, au premier plan, des personnages d’un décor anachronique. François Hadji-Lazaro, habitant futur du quartier, trimballe sa silhouette si reconnaissable : au premier plan, les habitants réels du quartier par lesquels Tardi peuple son polar. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Burma est si absent à lui-même, enrhumé, ivre bien souvent, dépassé par un quartier qui devient le véritable héros d’une bande qui dessine Burma en étranger. Pour qui habite aujourd’hui Ménilmontant, Burma prête son apathie inquisitrice à un exotisme du familier : Tardi dessine à l’arrière-plan une histoire du paysage de Ménilmontant, de ses permanences (la Bellevilloise, l’église Notre-Dame-de-la-Croix de Ménilmontant) comme de ses bouleversements. Quartier de ruelles pentues qu’on a arasées depuis, de terrains vagues désormais remplis. Ne restent que les sous-sols, comme toujours, où se réfugie la Biture, personnage central du récit avec ses innombrables chats, où l’on cache des exactions contre les animaux, où sont assassinés des pères Noël. Familier, peuplé, étrange, Ménilmontant tient dans ses profondeurs des monstres.
Les profondeurs, c’est ce que Michèle Audin inspecte pour en montrer une autre familiarité. Tout commence avec une photo de Robert Doisneau, qui se révèle mal datée. Un lavoir, rue des Partants. « Après 1980 » mais ce n’est pas possible. Les machines à laver ont remplacé les lavoirs. Le peuple des lavandières apparaît déjà faussé, perdu dans une histoire dont les clichés sont un égarement. Cette célèbre photographie d’une barricade de la chaussée Ménilmontant pendant la Commune, qui est prise depuis l’actuelle rue Oberkampf. Deleuze disait : le peuple manque. Alors les dates, les rues et les quartiers font aussi défaut.
Michèle Audin part en quête des partants et des partantes, en plongeant dans des archives. Des révolutions, 1848, 1871. Des morts, les fameux otages de la rue Haxo, les bannis de la Commune, des élections truquées, des histoires d’amour, des identités troublées par des états civils lacunaires, des clubs politiques, des cinémas, des haines, des amours, des hasards. Le livre jubile de tomber sur des histoires comme on tombe sur une adresse. Le banquier Jecker était haï des communards : spéculateur immobilier qui a soutenu la désastreuse expédition mexicaine sous Napoléon III, « cet imbécile avait attendu le 10 mai pour imaginer qu’il serait prudent pour lui de quitter Paris ».
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Le texte nous balade et nous guide – et la guide n’est pas exactement la même que celles que Michèle Audin conviait sur le boulevard Voltaire ou le Marais de Josée Meunier, au 19 rue des Juifs, malgré les ressemblances. Ce texte nous parle en habitant du quartier, multiplie les traces d’oralité – eh bien, vous savez, vous avez bien lu – pour recréer une familiarité de l’espace et du temps vécus par tous ces gens. Il cite, il fait référence. Il s’étonne avec un fort accent oulipo : il y a une rue d’Eupatoria et dans Eupatoria, il y a toutes les voyelles.
Des histoires de pauvres qu’on exhume de l’oubli pour les remettre à la bonne adresse, des histoires de femmes opprimées qui s’entraident et rient, souvent meurent, des manipulations si énormes qu’il faut arriver à en rire. Les profondeurs de Ménilmontant sont leur familiarité même. Tout le monde s’y accorde : Léon, dans L’acrobate de Jean-Daniel Pollet, habite un bar désaffecté qu’il partage avec des prostitués. C’est un peu le Paris d’Henri Calet, celui qu’habite un drame permanent dont on ne voit plus que la quotidienne bonhomie. Pour un peu, on y croirait : c’est le peuple de Paris dans son imaginaire irréel.
Traversant Ménilmontant et chaque bout du vingtième arrondissement (avec échappées sur le dix-neuvième), le jeune André Schlesser raconte aussi cette vie qu’on n’imagine que là. Ivrognes savants et rhéteurs, assassins sordides qu’on retrouve au zinc, prostituées résignées à leur cliché de générosité splendide et de misère affrontée. Avant de faire l’acteur, de partager sa passion avec Barbara et sa vie avec Maria Casarès, André Schlesser fut un jeune gamin gitan, tôt orphelin à son arrivée à Paris, livré aux hasards du quartier, des meurtres, des rapines, des coups de poing.
Le texte est issu d’un récit oral fait à son fils Gilles en 1978 – le petit-fils, Thomas Schlesser, préface cette édition. Petit chien sans ficelle irradie d’une vie que la misère a fait s’éprendre de la liberté. L’envers des œuvres qu’habita aussi André Schlesser (Barbara, Jean Vilar, Maria Casarès, Charles Denner, Philippe Noiret) est aussi là, dans cette violence qui ne rechigne pas aux meurtres mais rêve de cinéma et de ballons de baudruche tout en criant famine. Le dernier arrondissement de Paris accueille ces étranges figures que les journalistes de préfecture qualifient parfois d’interlopes – mais ce sont les préfectures qui sont louches, dans ce texte. Autour de nous, familiers, des truands, des malfrats, des voleurs, du sang sur les mains : quel est ce quartier ?
Textes au passé qui trouvent des failles vers le présent, comme pour protéger le quartier d’une mémoire où le populaire demeure le familier, tandis que le quartier change. Y a-t-il une légende de Ménilmontant ? La chanson de Charles Trenet n’est rien d’autre qu’un plaisir euphonique, bluette sans feu ni lieu que le langage et la musique. Ces livres ne cherchent pas tant des légendes que des histoires qui permettent de maintenir vivante cette manière d’habiter une ville qu’on ne trouve pas au loin, dans les autres arrondissements comme celui où réside Nestor Burma. Textes et dessins alors s’insèrent sur les pavés et dans les cages d’escalier, pour tenir face aux assauts de l’embourgeoisement, de la gentrification, de la résignation, de l’obéissance, de l’ennui, de l’austérité, du refus des idéaux comme de la poésie, de la solitude, d’une misanthropie sérieuse ; tenir une vie résolument non utopique où exultent la résistance et l’entraide dans un quotidien qui, pour être difficile, n’en reste pas moins à notre mesure.