J. M. Coetzee a écrit Le Polonais juste après son extraordinaire Trilogie de Jésus (Une enfance de Jésus, 2013, L’éducation de Jésus, 2016, La mort de Jésus, 2019). C’est un livre indéniablement plus modeste – roman court ou longue nouvelle –, centré sur deux personnages dont la rencontre est de bout en bout curieuse et imparfaite. En apparence, on est loin de l’univers complexe des livres précédents, de leur désespoir obscur sur le fond duquel se détachent de fragiles lumières ; mais en apparence seulement, car cette histoire simple et profonde n’est pas dépourvue d’enjeux politiques.
Comme pour La mort de Jésus en 2019, Coetzee a choisi de publier d’abord Le Polonais, qu’il a écrit en anglais, en traduction espagnole (sous le titre El Polaco) afin, dit-il, de « lutter contre l’hégémonie de la langue anglaise ». En faisant cela, il détache l’original de sa langue d’écriture, ce qui est une façon très borgésienne de mettre en cause l’idée même d’original.
Les enjeux de langue sont au cœur du roman. Un pianiste polonais, célébré pour son jeu austère et non romantique de Chopin, est invité par le Cercle des concerts qui organise des récitals à la Sala Mompou (du nom d’un compositeur catalan influencé par Chopin) dans le Barrio Gótico de Barcelone. Il est accueilli là par Beatriz, une femme d’une cinquantaine d’années, membre du comité chargée de la programmation. Elle s’inquiète de la langue qu’ils vont parler ensemble. Connaîtra-t-il l’anglais, qui est la langue étrangère qu’elle parle en sus du catalan et de l’espagnol ? Ou faudra-t-il trouver un interprète, ou quelqu’un qui parle le français si c’est la seule langue étrangère qu’il maîtrise ? « Il s’avère que le Polonais ne parle pas français. Il parle plus ou moins anglais, cependant. » Leur dialogue s’enclenche alors dans cette langue que lui ne maîtrise pas bien, ce qui institue un premier décalage, sous le signe du malentendu. Sabine Porte traduit extrêmement bien cette gaucherie en français, rendant sensible la langue fautive, simplifiée, étrange du personnage. Coetzee a eu jusqu’ici trois grands traducteurs français : Sophie Mayoux, Catherine Lauga du Plessis et Georges Lory, et Sabine Porte, qui les suit dans l’aventure, le fait avec inventivité et sûreté.
Les autres décalages sont sociaux : elle est bourgeoise, fière de son mari banquier et de ses fils qui n’ont aucun problème dans la vie, elle fait tout ce qu’elle peut pour faire le bien autour d’elle. « Elle aime ce qu’elle connaît. Elle aime le confort. Elle déteste la nouveauté pour la nouveauté. » Lui a vingt ans de plus qu’elle, il est polonais, divorcé, et il passe sa vie à l’étranger où il donne des concerts et des masterclasses, il ne connaît que le langage de la musique et celui de l’art. De façon imprévisible, il tombe amoureux de Beatriz, dont il fait explicitement sa Béatrice, s’identifiant immédiatement à Dante (et voilà l’italien qui s’immisce). Elle est totalement indifférente et n’a « aucune envie d’être éclaboussée par une vague de passion masculine ». Elle semble avoir un peu pitié de lui, elle est agacée. Et pourtant, elle répond à sa demande. Elle le retrouve à Gérone où il est venu pour la voir. Elle l’invite dans sa maison de vacances à Majorque et laisse la porte de sa chambre ouverte, la nuit, pour qu’il la rejoigne. Sans céder pour autant à l’amour. Elle reste loin, vaguement dégoûtée, rendant sa conduite parfaitement incompréhensible, pour Witold le Polonais, pour elle-même et pour les lecteurs et les lectrices.
Comme souvent chez Coetzee, les personnages sont antipathiques et intéressants. Ils sont pleins de contradictions ; ils ont des pensées et des expressions que les autres ne comprennent pas mais qui laissent des traces. Les méprises, les contretemps et les énigmes n’empêchent pas que quelque chose ait lieu, qui advient en dépit des codes, des apparences, et qui semble ouvrir une brèche vers un autre monde.
Comme dans la Trilogie de Jésus, l’histoire reste rétive à l’interprétation. À la mort du Polonais, Beatriz se rend à Varsovie récupérer des poèmes qu’il a écrits pour elle. On ne comprend pas pourquoi elle fait traduire ces poèmes. On ne comprend pas non plus les poèmes une fois qu’ils sont traduits. Rien n’est traduisible et pourtant tout doit toujours être traduit. Nous sommes des êtres traduits, semble nous dire Coetzee à la suite de Salman Rushdie, et nous ne savons pas traduire. Cela nous renvoie aux enjeux de la traduction dans l’Afrique du Sud post-apartheid, terre natale dont l’auteur ne cesse de parler sans jamais s’y référer directement. La guerre et l’amour sont, ensemble, au cœur de la traduction.