Les hippies souffrent d’une réputation de flemmards. Trop occupés, selon leurs détracteurs, à jouer de la guitare ou du tambourin, à consommer des drogues ou à pratiquer l’amour libre, ils auraient refusé toute forme de travail. Le petit livre de Greg Castillo montre au contraire que la contre-culture a été loin d’être improductive. On pourra en prolonger la lecture en suivant une petite communauté de retraités modestes campant dans la bonne humeur et l’entraide, en lisière du désert de l’Arizona, dont l’ethnologue David Frati brosse un portrait attachant.
Fabrique de fromages artisanaux, production de nourriture bio, usage de l’énergie solaire, construction de fosses septiques, réparation de voitures, aménagement de combis Volkswagen, transformation des pratiques des sages-femmes : depuis une quinzaine d’années, un vigoureux champ de recherche explore les projets hippies menés tous azimuts dans les années 1960 et 1970. Pour ces rebelles industrieux, le travail de construction est un moyen d’épanouissement personnel accessible à tous, y compris à celles et ceux généralement tenus à l’écart de cette activité (femmes, homosexuels, enfants), et l’architecture est une pratique communautaire, continue, spontanée, fondée sur un héritage commun, et non un métier standardisé réservé à une élite d’experts diplômés.
Publié par les éditions B2, qui arpentent depuis onze ans des pans méconnus de l’histoire de l’architecture et du design, le livre du professeur d’architecture Greg Castillo rapporte ces projets d’autoproduction à la vague du Do It Yourself qui déferle sur les États-Unis à partir des années 1950, et sur laquelle surfent aussi bien les vendeurs d’outils de bricolage électriques et les magazines grand public que les éditeurs de manuels et de brochures, comme le célèbre Whole Earth Catalog et ses innombrables rejetons. On peut ainsi supposer que la littérature de conseils domestiques d’après-guerre, qui visait les jeunes propriétaires fondant une famille dans les banlieues standardisées, a aussi encouragé les jeunes hippies des années 1960 et 1970 à se lancer dans la vie autonome et l’autoconstruction – après tout, si l’on peut coudre une robe à partir d’un patron et faire un gâteau à partir d’une recette, pourquoi ne pas construire une maison à partir de schémas ?
Dans les années 1960, les Américains bricoleurs peuvent se procurer des éléments standardisés vendus en kit pour construire un abri de jardin ou améliorer leur maison. Mais les hippies vont plus loin. Ils construisent dans la nature, illégalement, sans se soucier des droits de propriété, des normes sanitaires ou des codes de construction ; ils bâtissent dans des arbres ou entre des arbres ; ils récupèrent des rebuts à la poubelle et désossent des bâtiments promis à la destruction ; ils imaginent des abris en forme d’igloos, de bateaux renversés ou de casques de conquistadors ; bref, ils inventent une véritable contre-culture architecturale.
La grande popularité des dômes géodésiques dessinés par l’architecte avant-gardiste Buckminster Fuller a pu inspirer des aspirants architectes, mais Greg Castillo note que la précision géométrique de ces structures polygonales était peu adaptée aux rebuts recyclés par les hippies, ainsi qu’aux matériaux rectangulaires standards vendus dans le commerce. Pour la plupart, les constructions hippies étaient simples et rustiques, faites à partir de bidouillages de bric et de broc.
Construire sa maison soi-même, ce n’est pas seulement s’épanouir et se réapproprier des savoirs, c’est aussi commencer à bâtir une autre société, où le travail n’est pas enserré dans des codifications et des standards, où les lieux de vie ne sont pas coupés de la nature et soumis à un zonage fonctionnel, où la cellule familiale ne s’isole pas dans un cocon coupé de la communauté. « La récup’ engendre une nouvelle subjectivité », écrit un hippie en 1967, à mille lieues de la subjectivité du consommateur, ce héros des trente glorieuses.
Le danger que représente l’architecture hors la loi n’a pas échappé aux pouvoirs publics. Armés du Code de la construction et de bulldozers, des shérifs, des contrôleurs de la construction, des agents de la santé publique et des officiers du FBI entreprennent de remettre ces bâtisseurs sauvages dans le droit chemin urbanistique. Pour les autorités, note Greg Castillo, le problème est moins la salubrité et la sécurité que ces « concrétisations d’avant-postes d’une réalité parallèle, dans lesquels les préceptes du pouvoir en place concernant les titres de propriété, la bienséance sexuelle, les attaches familiales, l’usage de drogues, et les normes de genre avaient tous été désactivés. » D’autant que ces utopies concrètes peuvent se muer en foyers de contestation de grands projets d’aménagement.
Le livre, traduction d’un article paru dans un journal étudiant américain, est agréable à lire malgré le petit format qu’affectionnent les éditions B2 (10 x 15 cm). Plus de la moitié des pages sont consacrées à des photographies, dont les trois en couleurs reproduites ici, et au fac-similé d’un rapport rédigé en 1972 par des étudiants de Berkeley que leurs professeurs ont emmenés construire un village dans un site forestier. À ceux que cette brève lecture laisserait sur leur faim, je conseille le beau livre de Caroline Maniaque, Go West ! Des architectes au pays de la contre-culture, paru en 2014 aux éditions Parenthèses.
De son côté, l’ethnographe David Frati a mené l’enquête dans le désert de La Posa, dans l’Arizona, à quelques kilomètres de la petite ville de Quartzsite, où il existe un lieu à nul autre pareil aux États-Unis : une surface de plus de 45 km2 où il est possible de s’installer de septembre à avril pour une somme dérisoire. Dans cet espace peu réglementé, coexistent sans se mêler diverses communautés : de jeunes travailleurs saisonniers itinérants qui habitent dans des bus scolaires, des nudistes, une communauté de chrétiens et un groupe de retraités modestes, dont certains sont presque sans abri, qui se réunit chaque jeudi pour une soirée karaoké. C’est dans cette dernière communauté que l’auteur, devenu ethnographe après un master en architecture, a garé son camping-car plusieurs années de suite.
Ce petit groupe est différent des snowbirds, ces retraités qui suivent le soleil à travers les États-Unis au gré des saisons à bord de camping-cars confortables. Il est différent aussi des travailleurs nomades pauvres mis en scène dans le film Nomadland, dont plusieurs scènes ont été tournées dans ce même coin de désert. Les membres du « groupe du karaoké », qui ont pour la plupart entre cinquante et soixante-dix ans, ont fui un travail sans intérêt avant d’avoir atteint l’âge légal de la retraite, volontairement ou à cause d’une maladie ou d’un accident, ce qui les a souvent contraints à quitter leur domicile fixe pour vivre une vie frugale en camping-car ou dans un mobile home. Ces « réfractaires » sont avant tout réfractaires au travail salarié « de 9 h à 5 h ». Une fois qu’ils ont cessé de travailler pour élever leurs enfants, le salariat a perdu tout son sens, et souvent aussi le quotidien qui va avec.
Comment se retrouve-t-on à vivre ainsi dans le désert ? Souvent, il faut avoir eu dans son enfance une expérience du camping ou de la vie en camping-car. Ensuite, il faut avoir entendu parler de Quartzsite – ce qui est le cas de nombreux Américains tentés par la vie nomade, car la petite ville accueille chaque année un immense salon dédié aux camping-cars. Mais les membres du groupe suivi par l’auteur ont franchi une étape supplémentaire en rejetant les normes de la société de consommation.
Se contentant de peu (promenades dans le désert, mini-golf, karaoké), ce petit groupe vit en effet grâce à des échanges incessants de nourriture et d’alcool, de services, d’espace, de temps et de biens matériels. L’argent intervient peu dans ces échanges, sinon sous forme de dons. Plusieurs réfractaires, dont la pension de retraite est trop faible, doivent continuer à travailler, comme la généreuse Suzee, qui travaille notamment pour pouvoir offrir nourriture et alcool à ses amis sans le sou – en 2010, écrit l’auteur, plus de 20 % des hommes et près de 15 % des femmes travaillent au-delà de leurs soixante-cinq ans aux États-Unis, l’âge légal de départ à la retraite étant de soixante-six ans.
Chaque jeudi, Donnie et Patty organisent une soirée karaoké qui constitue le centre de gravité du petit groupe étudié par l’auteur. L’importance de cet événement fait de son animateur le chef officieux de la communauté. L’auteur suggère que cette économie du don « produit ses propres formes de domination » et perpétue une division sexuelle du travail à l’avantage des hommes, mais hélas il ne creuse pas la question.
La dernière partie montre que cette communauté a rejeté les normes de la société de consommation en son sein tout en maintenant des liens étroits avec la société de consommation, qui se porte comme un charme dès que l’on sort du camping. Loin de vivre en autarcie, de manière autonome, les habitants du désert ne peuvent survivre sans la ville voisine de Quartzsite, où ils se rendent pour la plupart chaque jour pour s’approvisionner en produits de consommation courants. Le désert de La Posa est ainsi d’autant plus accueillant qu’il est à quelques minutes de supermarchés, de restaurants, d’une laverie, d’une brocante, d’une poste, d’une station essence, d’une bibliothèque et d’une boutique de l’Armée du salut.
Bien écrit et chaleureux, le livre brosse un portrait touchant de personnes âgées cabossées mais dignes et pleines de vie, illustré de nombreuses photos, dont les quelques-unes reproduites ici. L’auteur aurait pu néanmoins s’attarder sur les autres communautés peuplant le désert de La Posa, pour mieux mettre en relief les singularités des réfractaires qu’il s’est choisis. Il aurait pu aussi alléger un peu son ouvrage du lourd appareil de notes assemblé pour sa thèse et muscler davantage ses réflexions théoriques, qui n’éclairent que d’une faible lumière ces réfractaires hauts en couleur.