Le Cameroun a la douloureuse particularité, partagée entre autres avec l’Algérie, d’avoir été le théâtre d’une guerre coloniale menée par la France, qui en avait reçu des Nations unies la tutelle, après la première colonisation allemande. Cette guerre a laissé peu de traces dans les mémoires françaises, malgré sa violence et même si l’ouvrage Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (La Découverte, 2011) a ouvert une brèche dans l’indifférence qu’elle avait généralement suscitée dans l’Hexagone. La politiste Marie-Emmanuelle Pommerolle enrichit cette historiographie en réfléchissant à la question des fidélités et engagements politiques.
Le Cameroun a aussi la spécificité, entre autres, d’être gouverné depuis quarante-deux ans par celui qui est à ce jour le plus vieux chef d’État du monde, Paul Biya. Le pays n’a connu depuis son indépendance, advenue le 1er janvier 1960, que deux chefs d’État : Ahmadou Ahidjo puis Paul Biya. Cette longévité n’exclut pas de très nombreuses crises, mobilisations diverses, manifestations, guerres, dont il est largement fait état dans le livre de Marie-Emmanuelle Pommerolle. Celle-ci a fait le choix, avec un bonheur qu’il faut souligner, d’utiliser le concept de loyauté d’Albert Hirschman – dont on connait le triptyque d’ailleurs poreux de Loyalty, Voice et Exit – pour interroger les formes diverses d’engagement dans les institutions et/ou manifestations organisées par le pouvoir. Mais ces formes d’engagement, loin d’être univoques, peuvent obéir à diverses motivations qui ne relèvent pas toujours d’une fidélité absolue et sans faille.
L’autrice interroge ainsi à l’aide du concept de loyauté diverses pratiques : électoralistes – et il faut souligner que le vote a toujours donné la majorité au parti dominant, le RDPC (Rassemblement démocratique du peuple camerounais), avatar du parti unique, et à l’actuel chef de l’État, quelques contestations qu’il y ait pu avoir ; festives – de nombreuses fêtes sont organisées par le pouvoir ; nationalistes – avec un chapitre spécifique consacré au Cameroun anglophone théâtre d’une guerre et doté par les rebelles indépendantistes d’un gouvernement provisoire ; diplomatiques – et il faut là aussi souligner que, dans un cas comme dans l’autre, le rôle de la France est à la fois surestimé et honni, rôle analysé avec pertinence dans un dernier chapitre.
Prenons l’exemple des fêtes et défilés pour mieux comprendre l’usage du concept de loyauté. Les fêtes et défilés rituels peuvent correspondre à la lecture de l’histoire telle qu’elle est faite par le pouvoir : 20 mai qui correspond à la naissance d’une République unitaire plutôt que 1er janvier – jour de l’indépendance ; 11 février, fête de la jeunesse. Elles peuvent être aussi des fêtes internationales : 8 mars, Journée internationale des droits des femmes ; 1er mai, Journée des droits des travailleurs. Il y a aussi des défilés exceptionnels comme ceux en soutien à l’armée en lutte contre Boko Haram, qui sévit dans le nord du pays. Toujours est-il que les défilés obéissent à une logique qui est le fait du pouvoir : défilé devant les élites en tribune, ordre des participant.es, pagnes obligatoires.
On pourrait ainsi considérer le fait de manifester comme une démonstration de loyauté à l’égard du pouvoir. Mais en fait, outre qu’il peut y avoir parfois des slogans contestataires, les raisons de la participation sont très diverses et mettent à mal celles d’une stricte loyauté : il y a, par exemple, l’obligation faite aux lycéen.nes, il y a le caractère stipendié de certaines présences (on rétribue les participant.es), il y a l’amour de la fête, au-delà de toute expression d’une loyauté spécifique, il y a le désir de se montrer soit aux autres participant.es, soit aux élites devant lesquelles on défile. Les entretiens menés par Marie-Emmanuelle Pommerolle sur le terrain ont ainsi permis de mettre au jour la diversité des motivations qui, sans exclure la loyauté, ne s’y réduisent pas. En bref, comme le dit l’autrice, l’analyse de ces pratiques de loyauté que sont les participations aux défilés organisés par le pouvoir permet de mettre au jour la diversité des engagements, voire des pratiques de contestation que l’on pourrait dire « à bas bruit ».
Ce livre enrichit donc, sur le très contemporain, l’historiographie francophone du Cameroun dont Achille Mbembe et Jean-François Bayart avaient été les précurseurs en France. Un rapport issu des travaux d’une commission ayant pour charge de mettre en évidence le rôle et responsabilités de la France dans la lutte contre les mouvements d’opposition entre 1945 et 1971 a été remis aux Présidents Macron et Biya et est paru aux Editions Hermann. Une histoire coloniale et postcoloniale se construit ainsi, propice sans aucun doute à un véritable travail de mémoire, tant en France qu’au Cameroun.
Pour finir, et dans le sillage de ce que Alf Ludtke a pu écrire sur le soviétisme tardif, Marie-Emmanuelle Pommerolle a ici à cœur, avec sa description d’un certain ordre politique, de constituer une archive dans l’attente d’une crise probable, d’un « basculement, lequel s’appuiera sur cet ordre et ses transgressions, en le recomposant ». Comme quoi Loyalty ne va pas, une fois de plus, sans Voice et Exit.
Françoise Blum est ingénieure de recherche CNRS émérite, au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle publie sur les mouvements sociaux en Afrique, les socialismes africains et la décolonisation. En février 2025, elle co-dirige un numéro spécial de la Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique sur le syndicalisme en Afrique.