La bêtise en art

Si, une fois mises de côté les récriminations de bon aloi sur le rôle abêtissant des images, on s’interrogeait formellement sur les raisons qui font que la bêtise prospère si bien à leur contact, peut-être découvrirait-on que cela tient à sa propension, qu’elle partage avec le mal, de s’étaler, de s’étendre en surface plutôt qu’en profondeur, même lorsqu’on la dit abyssale, à telle enseigne qu’en multipliant les images on décuple les possibilités qu’elle se répande. Si, fort de cette découverte, on cherchait cette fois à résumer au moyen d’un objet la position privilégiée qu’occupe l’époque actuelle sur ce sujet, on finirait sans doute par la décrire comme la boule à facettes de la bêtise, sur laquelle toutes ses variantes se réfléchissent jusqu’à faire adorer la nuit qu’elle exige pour briller de ses mille feux.

Morgan Labar | La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980. Les presses du réel, coll. « Œuvres en sociétés », 410 p., 28 €

« Notre grande époque », pour paraphraser Karl Kraus qui fut le dernier à endosser le rôle de pourfendeur systématique de la bêtise, a commencé dans les années 1980, c’est-à-dire à une période où, dans le domaine artistique qu’étudie Morgan Labar, la limite entre la bêtise et la provocation commençait dangereusement à s’estomper, effaçant du même coup la valeur attachée à la notion de scandale. Il n’était certes pas nécessaire d’être particulièrement perspicace pour se douter que l’art de Jeff Koons était déjà d’une bêtise finie, que celui de Paul McCarthy cherchait à le rattraper sur ce chapitre, ou que ceux de Damien Hirst et de Wim Delvoye étaient quant à eux d’une bêtise en devenir, pour donner quelques-uns des exemples du corpus qu’a réuni Morgan Labar sous ce label, mais on ne pouvait pas encore prédire avec certitude l’avènement de cette « gloire de la bêtise » qui donne son titre à son essai.

De fait, il n’existait pas encore d’« art socialement et institutionnellement légitimé qui se veut délibérément bête », et pour lequel « la bêtise peut être le cœur d’une pratique artistique. » Afin qu’une telle institutionnalisation se mette en place, et qu’en émane une aura de légitimité, il fallait moins que la grande bourgeoisie se mette à investir dans la bêtise, ce qu’elle a toujours fait, honteusement d’abord puis en l’assumant de plus en plus ouvertement jusqu’à imposer « assumer » comme maître mot du moment, qu’elle ne réaffecte ses investissements en direction de l’art le plus à même de proclamer son triomphe – celui de la bêtise et, avec elle, de ses investisseurs.

En guise de garantie, il lui fallait par conséquent un art à message : suffisamment imagé pour qu’on ne se méprenne pas sur son sens, et suffisamment artistique – au sens banal ici de « sophistiqué » – pour feindre que cet art délivrait un message moins bête qu’il n’en a l’air, ainsi que le suggérait plus ou moins malgré lui l’auteur du fameux « le message, c’est le médium », que Guy Debord tenait pour « l’imbécile le plus convaincu de son siècle ».

A lire, notre numéro d’été 2018
Morgan Labar | La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980.
« Balloon Dog », Jeff Koons © CC-BY-4.0/Taís Melillo/Flickr

L’un des mérites de La gloire de la bêtise est, à cet égard, de mettre en évidence le rôle de ces grands entrepreneurs de la bêtise tard venus au collectionnisme, et dont le retard a eu au moins trois répercussions d’inégale importance sur la structure du marché de l’art contemporain, sur la nature de leurs collections et sur l’institutionnalisation de leurs goûts. 

Par un effet de rattrapage, ces collectionneurs ont en effet considérablement majoré le prix des œuvres, ou du moins de certaines d’entre elles, puisque de ce point de vue la preuve la plus accablante quant au critère de bêtise présidant à leurs achats se résume à cette information que donne en passant Morgan Labar et selon laquelle les époux Broad possèdent la version bleue du Balloon Dog de Koons (1994-2000), François Pinault la magenta et Dakis Joannou la rouge. 

Mais une fois le retard rattrapé, vient pour chacun le moment d’amortir. D’où la nécessité ou l’opportunité d’offrir à ces exemplaires d’art bête de véritables musées qui seront eux-mêmes présentés comme des « cadeaux » faits au tout-venant, comme l’avait relevé Nathalie Quintane il y a quelques années dans L’art et l’argent (Les prairies ordinaires, 2021). Choix que, de leur côté, les musées véritables se sentent contraints d’entériner, dépendants qu’ils sont aujourd’hui de ceux qui leur font ces « cadeaux », sur les plan financier et artistique, mais aussi désormais sur le plan intellectuel à mesure que des professionnels d’institutions publiques passent dans le giron privé. En dépit de cette évolution, Morgan Labar estime en historien qu’« on peut faire l’hypothèse qu’ils [les collectionneurs] muséifient la bêtise plus que les institutions muséales elles-mêmes ».

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L’hypothèse s’avère en l’espèce plus radicale que sa thèse telle qu’il la présente en introduction : « la bêtise est dans l’air du temps », affirme-t-il alors, si bien que, « loin de battre en brèche la morale bourgeoise, elle s’y est fait coopter ». À lire les chapitres qui suivent, on serait pourtant tenté de considérer qu’entre les mains de la bourgeoisie elle est moins un instrument de cooptation que de complicité : la bêtise n’est certes pas un crime (quoiqu’elle puisse y pousser), mais d’elle émane un parfum d’interdit qui lui fait tout de même rechercher des complices davantage que des associés afin d’introduire en contrebande ce type d’art dans les lieux et les milieux qu’ils fréquentent.

Si l’on radicalisait quelque peu le lexique qu’emploie Morgan Labar, et par lui sa méthode, qu’on substituât par exemple le mot de « connerie » à celui de « bêtise » et le mot de « réaction » à celui de « régression », peut-être se ferait-on une idée un peu plus nette du tableau qu’il dresse, notamment de l’idée qu’il situe en son centre tout en la laissant cependant pour partie non élucidée, à savoir le caractère hégémonique de la bêtise.

Morgan Labar admet volontiers qu’il s’est « principalement concentré sur des artistes hommes et blancs » alors que la bêtise, précise-t-il, n’est évidemment « pas réservée à ces subjectivités que l’on peut dire hégémoniques ». Cela est dit aux premières pages du livre, et ne revient sous la plume de l’auteur qu’en conclusion, quand il admet cette fois avoir fait « le récit d’une hégémonie […] sans annoncer son contrepoint à venir : l’exploration des pratiques antihégémoniques marginales, basanées, queer, déviantes », ajoutant, comme si Morgan Labar reconnaissait avoir été pris lui-même dans les rets stroboscopiques de son objet, que « la gloire de la bêtise éclipse de facto les bêtises contrepolitiques ».

Éclipse d’autant plus frustrante que, par moments, l’auteur s’approche très près du contre-champ qu’il indique, comme lorsqu’il évoque la figure de l’humoriste Andy Kaufman. Le film que lui a consacré Milos Forman en 1999, Man on the Moon, dans lequel Jim Carrey interprétait Andy Kaufman, aurait en effet autorisé Morgan Labar à s’y arrêter, lui qui fait d’un autre film avec Jim Carrey (dont les propres variations comiques sur le motif de la bêtise mériteraient elles-mêmes d’être explorées plus avant) le point de repère de tout son propos, en l’occurrence Dumb and Dumber des frères Farrelly, sorti au cinéma en 1994. À ses yeux, en effet, « le simple titre de Dumb and Dumber sonne le glas de la dialectique du double act : il n’est plus question d’alternance entre des forces contradictoires, mais de surenchère systématique ».

De cette forme-là, celle de l’empilement, découle de fait l’un des ressorts les plus puissants de la prétention hégémonique que nourrit la bêtise et dont elle se nourrit, celle qui élimine toute contradiction en l’étreignant et ruine toute dialectique en lui opposant pour unique adversaire le vide sidéral du trop-plein monstrueux. Sous ce rapport, tenter de redialectiser ce qui s’y refuse par principe, de contredire ce qui ne souffre pas d’être contredit, s’avère nécessairement contre-productif, comme peut l’être le choix intellectuel de s’intéresser à la bêtise au point de la rendre intéressante.

Morgan Labar | La gloire de la bêtise. Régression et superficialité dans les arts depuis la fin des années 1980.
« Au-delà des limites », Damien Hirst (Chatsworth, 2011) © CC-BY-4.0/puffin11uk/Flickr

Morgan Labar n’ignore aucunement ces périls ; il évite même soigneusement le danger plus délétère encore consistant sur ces sujets à jouer au plus malin. En s’en gardant, l’historien de l’art met d’ailleurs en évidence un effet de bord particulièrement retors, et pour cette raison hautement révélateur des méandres par lesquels le processus hégémonique qu’il décrit se déploie. 

S’étonnant auprès de la galerie de Los Angeles Rosamund Felsen qu’au cours des dernières décennies l’art bête en provenance des États-Unis ait somme toute été très bien reçu en Europe, y compris en France, dont les représentants du monde de l’art se targuent pourtant d’être sinon plus intelligents du moins plus raffinés que leurs homologues d’outre-Atlantique, l’auteur se voit répondre que « son œuvre [en l’occurrence celle de McCarthy] s’accordait mieux avec les préjugés que les Européens avaient sur les Américains ».

Le raffinement suprême en la matière s’avère ainsi redoutablement piégeux : c’est en vertu d’une bêtise supérieure (si l’on peut ainsi qualifier celle qui s’attache aux préjugés anciens) que la bêtise réputée élémentaire parce que toujours « jeune » ou « adolescente » de l’art venu d’Amérique est absorbée en Europe par un milieu qui se voit ainsi confirmé dans sa propre bêtise, et gratifié par surcroît du statut toujours douteux de celui qui avale des cochonneries en prétendant n’être pas dupe de la qualité de ce qu’il ingurgite, sûr qu’il est de savoir mieux qu’un autre déguster des mets plus fins quand il en aura l’occasion.

Ce sentiment, que Labar définit dans un premier temps comme un « antiaméricanisme paradoxal », acquiert dans sa réflexion une portée critique d’une tout autre volée lorsqu’il suggère que ce « californianisme est peut-être une forme d’orientalisme inversé ». Par là, l’auteur brise soudainement les limites chronologiques et géographiques qu’il s’était fixées, ouvrant sur cette autre « grande époque » de la bêtise qui continue de se refléter dans la boule à facettes de l’actuelle – l’époque où l’on jugeait l’autre idiot par nature et imbécile par indolence, et en tout cas suffisamment sous-développé pour qu’on s’empare de son image et qu’en contrôlant son corps à travers elle on entreprenne moins d’élever son esprit que de le dresser jusqu’à l’abrutir. 

À plus d’un titre, on serait en effet tenté de voir dans la « gloire de la bêtise » contemporaine une répétition aussi complexe que perverse, et qui reste en ce sens à analyser, de celle, historique, qu’Aimé Césaire appelait le « choc en retour de la civilisation » afin de désigner ce phénomène par lequel « le colonisateur, qui, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête ».