Amour passe, et manque

Le chagrin d’amour de Frédéric Pajak, paru initialement en 2000, est une méditation en mots et en images sur un sentiment qui se montre et que l’on voudrait pourtant cacher. À moins que ce ne soit l’inverse.

Frédéric Pajak | Le chagrin d’amour. Noir sur Blanc, 336 p., 25 €

Un jour, cela commence, et l’on souhaite que cela ne finisse jamais. Hélas ! les choses en amour ne vont pas toujours comme elles devraient aller, et l’histoire souvent s’effiloche… Ainsi de ce jeune homme marié avec une charmante fille du Val d’Aoste : « Avant elle, il y en eut une autre – sinon plusieurs – et cette autre il l’avait quittée, à moins qu’elle ne fût partie la première. Ce qui est sûr, admettons-le, c’est qu’elle et lui se sont aimés un temps, et peut-être follement. » La suite, on s’en doute, rimera avec répétition : « Maintenant, ils sont bien sûr séparés… » C’est la fin, mais pas tout à fait de l’histoire. Il faut encore la souligner, la marquer d’une pierre blanche : « C’est pourquoi, et c’est la coutume, les amis du jeune homme ont lâché cette sciure le long de la route, depuis son domicile à lui jusqu’au domicile de son ancien amour, ainsi au vu et au su de tous. C’est là une manière de conjurer ou la peine de cœur ou le désir mal éteint : comme s’il fallait révéler pour mieux faire disparaître. » Qu’on pardonne au lecteur que je suis cette longue introduction, et citation, mais cela a l’heur, ou le malheur, de faire entendre ce qui se joue entre l’amour et la séparation, et peut-être aussi, ou d’abord, de donner à voir ce qui passe entre les textes et les dessins (desseins) de l’auteur de ce livre, comme on exhibe un sentiment qui se montre et que l’on voudrait cacher.

Car c’est bien lui en effet, le chagrin d’amour, qui s’aperçoit à chaque coin du livre éponyme de Frédéric Pajak, au fil des pages que l’on tourne, des histoires que l’auteur rapporte, celles d’écrivains ou d’artistes qui souffrent de souffrir, d’avoir fait souffrir, ou de ne plus souffrir. Aragon, Gombrowicz, Emily Dickinson, Stendhal, Picabia, Duchamp, tous ont eu maille à partir avec la fin de l’amour. Même Mondrian, qui n’a peut-être jamais aimé, porte sur son visage, non moins que dans sa peinture, ce qui pourrait s’appeler une malédiction d’amour, ce que ne manque pas de suggérer l’auteur : « Curieusement, cette manière de renoncer à toute forme d’amour lui donnera à la fois les traits d’un enfant vieux depuis toujours et ceux d’un vieillard à jamais enfant… Toute la peinture de Pietr Mondrian ressemble à son propre chemin de croix – et il y aurait à méditer là-dessus ! » Cruelle leçon d’esthétique…

Frédéric Pajak, Le chagrin d’amour,
« Le baiser », Edvard Munch (1897) © CC0/WikiCommons

Le chagrin d’amour est philosophique, pathétique, poétique, endémique, colérique. Il est un travail de deuil sans deuil. Et parfois sans travail. Il signifie la fin et peut être sans fin. Cette dernière est écrite par l’un ou l’autre, cela ressemble à une signature, un paraphe au bas d’un contrat de rupture, quand bien même elle aurait lieu avant la lettre, l’amour à peine né qu’il est déjà consumé : « L’histoire est célèbre – Giacomo Casanova n’eut peut-être qu’un seul grand amour. Elle disait s’appeler Henriette ; c’était une aventurière française, belle et cultivée, qui parcourait l’Italie déguisée en homme. Mais puisqu’elle n’était pas libre, elle fut rapidement contrainte de regagner ses terres de Provence. Sur une vitre, elle laissa ses mots à son amant, gravés à la pointe d’un diamant : Tu oublieras aussi Henriette. » Amour passe, et manque : aucun des deux n’oubliera l’autre…

La passion qui se défait à mesure que l’absence la recouvre. C’est là en vérité l’objet de bien des romans, et de toute une moitié de la poésie, autant que l’amour qui se déclare. Ce n’est pas Apollinaire qui eût écrit le contraire, lui qui aima et désaima, essaima, butina, de l’une à l’autre. Apollinaire qui est le centre de gravité du livre de Pajak, son nœud intime, comme l’amour se noue à la mélancolie. Souvenez-vous seulement de Zone : « Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule / Des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent / L’angoisse de l’amour te serre le gosier / Comme si tu ne devais jamais plus être aimé… »

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Le chagrin d’amour, à l’instar de presque tous les livres illustrés de Pajak, tient à la fois du portrait et de l’autoportrait. Des histoires d’écrivains qui se diluent dans l’histoire de l’auteur, telle l’encre des mots dans le fond des images, des visages souvent, dont on dirait qu’ils ont absorbé la teneur, l’humeur presque, de la scène alentour. Manière de dire peut-être que le chagrin se partage. Comme l’amour ! Comme cette histoire d’amour avec deux Allemandes que Pajak nous raconte avoir vécue, qui n’aurait eu d’autre vertu que d’effacer un précédent chagrin d’amour : « J’ai compris des années plus tard que le chagrin d’amour, s’il est un grand malheur, aussi sincère et destructeur soit-il, est capable de petits stratagèmes, de sursis, de palliatifs et de ruses. »

Dans la « nudité des tranchées », Apollinaire « est excité comme la tour Eiffel » ! Il pense à Lou, il écrit à Lou, il tente encore de l’atteindre. Mais Madeleine est déjà là, qui l’attend, mais elle ne l’atteint pas. Le chagrin s’est définitivement installé entre l’amour, entre les deux femmes, entre lui et lui. Il est « follement amoureux et follement malheureux ». La guerre parachèvera l’osmose : le 19 mars 1917, il écrit à Madeleine « Mon amour, je ne vais pas mal cependant j’ai toujours cet éclat dans la tête qui n’a pas pu être retiré. » Belle et térébrante image que cette blessure-ci, dont on a l’impression qu’elle désigne l’exact endroit de ce chagrin-là.