Quelle formidable collecte de paroles de femmes ! Quelle audace que de recueillir le témoignage de ces quatre cents personnes qui ont répondu à l’appel à témoin lancé en 2023 sous la direction de l’historienne Bibia Pavard ! Cette incroyable levée de paroles alimente à la fois un documentaire réalisé par Sonia Gonzalez et un livre de Léa Veinstein, lequel comporte aussi celles de médecins, d’infirmières, d’hommes qui parfois accompagnent le chemin de souffrance pas à pas. Soixante-dix-neuf personnes, de soixante à quatre-vingt-dix ans, ont été retenues pour être entendues chez elles, un peu partout en France. Un fantastique déploiement de moyens pour ce cinquantième anniversaire de la loi Veil qui nous réveille.
L’ouragan est de taille. Car songer à raconter son avortement soixante ans après, c’est avoir une pensée de mort. En quoi il nous faut avancer à tâtons. Le ton pré-funèbre entre les mots et les silences, presque étouffé, tient à distance les images qui grattent l’écran. Dès que l’on tire un fil, tout vient en même temps : le sexe, l’âge, l’amant, la mère, le lieu, la toile cirée de la table de cuisine où s’allonger pour poser la sonde ; le tout pris par la sidération, la punition. Une grossesse. Anéantissement. Vlan, par terre. Un tunnel. Surtout se taire. Qu’as-tu fait, ma fille ! Punir ou couvrir ?
De ces paroles hésitantes et délicates, une révolte souterraine sourd entre femmes. Devant la caméra, chacune d’elles articule, désemparée : On m’avait pas dit. Et de déplier quelques images mentales et des injonctions. « Se laisser marier » par les parents comme une norme ordinaire, dans son petit milieu de vie, avant que les désirs palpables s’invitent sans crier gare. « Se faire balader » par des médecins repliés derrière la loi. Trouver le code langagier pour mettre en avant « une fausse couche » comme écran à l’avortement raté. Quémander secours à des femmes avorteuses du dimanche pour le prix d’un mois de salaire et des douleurs à n’en plus finir, avec des suites souvent catastrophiques, direction l’hôpital. Massivement, la violence des paroles frappe encore, comme si c’était ce matin.
La mémoire vacille sur la douleur encore si présente, miroir en jumeaux, répétant l’image double de cette possible fin de vie, la sienne, se jeter par la fenêtre, celle du fœtus, « vite, qu’il s’en aille ». Pré-funèbre jusque dans la voix, lentement articulée. « On m’avait pas dit ! », souffle à nouveau Françoise. Elle pèse la gravité du moment où il faut parvenir à dire « non ». Une remémoration comme un défi. Mais va-t-on se laisser aller à « se défaire » ? Se défaire sans trop le savoir. Faire que ça se défasse en silence.
Entreprendre rudement de raconter en vingt-cinq phrases ce qui a occupé le corps et l’esprit pendant des semaines, des mois, des années, c’est avouer encore aujourd’hui en 2025 l’inimaginable, la chute libre, l’extrémité du corps : « On ne connaissait pas notre anatomie. On n’en parlait pas. Et ma mère qui soupirait. On ne savait pas comment on faisait des enfants, pourtant ma mère en avait sept. On n’en parlait pas. Ce secret, je l’ai gardé 20 ans.»
Chaque femme souffle, respire fort, essoufflement, encore un effort, plus fort, la voix altérée, prendre de l’air comme une provision pour dire : « Je ne crois pas que j’oublierai cette date. Je ne veux pas oublier. Mais j’en ai jamais parlé. J’avais l’âge, l’âge de la jeunesse. Pour ma mère, le qu’en-dira-t-on. Faire des efforts. Tais-toi. Elle avait couché. C’est une putain. Sans horizon. Péché véniel, péché mortel. Se marier en trichant sur les dates ? Mise au ban de la société en maison maternelle.»
Soixante-dix ans après, entre le silence et le cri, sur la plage de l’origine, les miroirs se reflètent d’une impossible sexualité prise entre la grossesse, la méthode Ogino (sauter en marche, disait-on), le mariage arrangé et tout au bout… un avortement presque impossible. La méthode Ogino ? Elle consiste à prendre sa température tous les soirs, à la noter sur un graphique collé sur le mur de la salle d’eau, pour surveiller les variations jusqu’au quatorzième jour du cycle environ ! S’abstenir alors urgemment ! Avant même… Attention, 37°8 de température ? Stop lit en écart.
Les femmes racontent jusqu’aux scènes de peur dans l’espace public. Le début de l’accès au préservatif réservé aux « bidasses en folie », entendez les militaires rentrant-en-autorail-à-la-caserne-le-dimanche-à-minuit-un-préservatif-à-la-main. Combien d’espace public en menace ? Les assauts au masculin ! Un ouvrage à venir ?
Car nous avons ces scènes quotidiennes en miroir. Ce que ces femmes ont dû endurer et entendre, de ces invectives publiques jetées en éclats de rire à la descente des trains de bidasses à minuit à Nancy ou à Brest, à Toulon ou à Lille : ah voilà les gonzesses, les coureuses, les donzelles. Assoyez-vous mes nénettes, mes souris ou ma petite brebis. Une quantité inimaginable de substantifs pour défaire une réputation, comme ces expressions infamantes : ma poulette ou ma fillette, ma biquette ou ma blondinette. Autant dire le pôle le plus avilissant qui soit et affiché fièrement dans le film Les valseuses.
Bibia Pavard et Sonia Gonzalez nous montrent avec éclat ce que veut dire agir par la négative sur le corps des femmes, les abordages à toute heure, le pilotage des plaisirs qui bravent les ordres, avec son envers, « ce que se taire veut dire » si bien étudié par Michel Foucault.
Le recueil de témoignages de Léa Veinstein – qui porte le même titre – prolonge les mots pour désigner les femmes mises à l’ombre des années 1960, ce qu’elles subissent, cette souffrance de ne jamais être pardonnée par sa mère. Être mis au ban. Être couverte de blessure en dedans. Et toujours cette toile cirée sur la table de la cuisine où elles s’allongeront, en regardant effrayées cette « gaine de frein, des vélos, sans la gaine à l’intérieur, et ce morceau, qu’on me le met là ou vous savez […] C’est quand même incroyable que ce soit un outil qu’utilise mon père tous les jours lorsqu’il répare ses vélos au magasin, que ce soit ça qui m’avorte ». On en revient à l’outillage paternel. Ah les freins de vélo… avortement.
« Ce secret, je l’ai gardé 20 ans ». La mort à coups de gaine de vélo. C’est quoi ce lien entre le corps des femmes et les gaines de freins ? Et cet amant-là ! Que dire de lui ! Celui qui s’échappait tout juste informé de la grossesse. Un trouillard pris dans un brouillard d’oubli. À vélo peut-être.
« C’est maintenant que j’y songe. C’est maintenant que ça revient », disent ces femmes, tout en se souvenant de cette chanson comme une berceuse pour certaines, l’effroi pour d’autres. En 1963, Jeanne Moreau gazouillerait, l’air de rien, ce qui s’achèverait par un avortement : « j’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien. Comme il était très musicien, il jouait beaucoup des mains…. Tout ce que je sais c’est que depuis, je n’sais plus qui je suis, voilà qu’après toutes ces nuits blanches, il ne me reste plus rien, rien qu’un petit air qu’il sifflotait chaque jour en se rasant. » En se rasant ? Il est des mots à tiroir.