Comment est-on passé d’un problème social épineux et douloureux au vote de lois autorisant la contraception et l’avortement ? Dans leur livre réédité à l’occasion du cinquantenaire de la « loi Veil », les historiennes Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel répondent à la question de façon documentée, magistrale, et dans tous ses méandres.
Pour qui fut actrice et témoin des luttes en faveur de la libéralisation de l’accès à la contraception et à l’avortement, cet ouvrage aurait pu n’être qu’une simple piqûre de rappel. Il est beaucoup plus qu’un porte-mémoire : il éclaire des moments passés sous silence, rouvre de fausses fenêtres et interprétations, ajoute au dossier tout un pan inédit dans la première version [1] de ce siècle d’histoire que sont les départements ultra-marins (Guadeloupe, Martinique, Réunion). Ce livre ne fait pas que mémoire, il fait histoire, notamment à l’adresse des plus jeunes générations, tant il fait œuvre de pédagogie pour saisir la genèse et les évolutions heurtées des lois Veil, puis les usages mémoriels et politiques ultérieurs qui en sont faits. À n’en pas douter, les trois autrices, historiennes et enseignantes, ont eu le souci de transmettre de façon didactique ces évolutions fragiles, en respectant la chronologie des faits, des événements et soubresauts, tout en saisissant les portraits des figures les plus engagées dans ces combats, agrémentés du texte de chansons populaires dont les paroles ont été ironiquement détournées par les militantes.
Ne pas sacrifier au registre de la synthèse, pour souligner les aspects inédits ou auparavant minimisés dans les recherches et les apports novateurs de ce travail, tel est le parti pris de cette recension. Il faut revenir tout d’abord sur la logique d’exposition implacable menée de part en part qui déplie moment par moment, contexte par contexte, les façons dont un problème social (la contraception et l’avortement) fait mouvements, devient une cause à défendre puis, fort d’un arsenal de lois, aboutit au vote de la loi constitutionnelle du 8 mars 2024 qui « garantit à la femme la liberté d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». À l’instar de la thèse de Laure Bereni sur les mobilisations en faveur de la parité, cet ouvrage donne plus largement aux chercheur·es un canevas pour saisir la généalogie de la fabrication d’une cause à la loi [2]. Toutefois, le récent dénouement triomphal de la loi inscrite dans la Constitution ne doit pas masquer tout le travail acharné des associations militantes, les rapports de force entre partisan·es et détracteur·es de la contraception et du recours à l’avortement, les coups de pouce d’allié·es de la cause y compris dans les arènes juridique et parlementaire.
On suit, période après période, l’émergence puis la recomposition selon les contextes des argumentaires de deux camps qui campent sur leurs positions et se livrent un combat sans merci. Les adversaires rassemblent des démographes, les partis politiques de droite, des associations pro-vie, les églises qui, au nom d’une politique anti-malthusienne et du caractère sacré de la vie et au nom du repeuplement de la France et de la chrétienté, diabolisent l’avortement et prônent les méthodes dites naturelles de contrôle des naissances. Face à ce camp fortifié par de robustes assises institutionnelles, les défenseur·es de la cause se recrutent parmi les partis politiques de gauche, les associations féminines et féministes confortées par des manifestations et un mouvement social de grande ampleur qui a suscité des dissidences et des prises de position publiques, tels le manifeste des 343 femmes ayant avorté et celui des 331 médecins déclarant pratiquer des avortements. La création du Planning familial, du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) et du GIS (Groupe information santé) en 1973 constitue un tournant dans la lutte qui devient plus populaire quoique illégale.
Rien n’est oublié dans l’exposé des faits, la participation des personnes, l’évolution des arguments adverses, mais là où les autrices excellent, c’est dans leur capacité à restituer les conditions de la recherche d’un consensus législatif, en sorte que cet ouvrage introduit aussi à la compréhension de ce qu’il faut de travail, de courage et d’abnégation pour élaborer un éventuel consensus parlementaire, dont l’actualité politique la plus récente ferait bien de s’inspirer. Plusieurs stratégies permettent de passer d’un dissensus perçu comme indépassable à un fragile consensus qui, de loi en loi, est contraint d’abandonner certaines revendications pour resserrer l’argumentaire sur l’essentiel, en franchissant ainsi une étape.
Par exemple, pour que la loi de 1975 sur l’avortement ait une chance de l’emporter, il a fallu, à ce moment, renoncer au remboursement de l’IVG par la Sécurité sociale, à la liberté de choix des mineures qui continuent de devoir présenter une autorisation parentale, à l’extension à plus de dix semaines de grossesse, et consentir à passer sous les fourches caudines du droit de réserve des médecins. Je me souviens que je faisais partie des féministes mentionnées dans l’ouvrage qui trouvaient les militantes autour de Simone Veil et Simone Veil elle-même trop frileuses, sans voir ce que le livre expose avec brio : la stratégie consistait à se projeter dans l’avenir, à faire des compromis et à rester confiantes dans les mobilisations pour arracher pied à pied le droit pour les femmes à disposer de leur corps.
On doit à Simone Veil d’avoir compris qu’il fallait insérer l’avortement dans une politique de la santé et non dans une politique d’égalité entre les genres, stratégie qui lui a permis d’incarner au sens fort du terme la loi qu’elle présentait, forte de son statut de rescapée des camps de la mort. Autre exemple : la publicisation des débats sur la contraception et les liens établis entre la loi de 1974 et celle de 1975 amortissaient le choc des débats sur l’avortement dans l’opinion, en sorte que, oui, il y eut bien deux lois Veil, et l’un des mérites de ce livre est de redonner toute sa place à la loi de 1974.
Un autre apport de l’ouvrage concerne la politique reproductive dans les départements de la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion. À la lecture de ce chapitre inédit qui retrace les politiques de contraception et d’avortement dans ces départements ultra-marins, on s’aperçoit finalement que ces derniers ne sont pas la France. Sous couvert de régulation démographique, la France, notamment sous l’égide de Michel Debré, ex-Premier ministre et député de la Réunion de 1963 à 1988, conduit une biopolitique racialisée qui prend le contrepied de ce qui est prôné pour l’Hexagone. Non seulement toutes les méthodes contraceptives sont expérimentées et le Planning familial encouragé, mais des stérilisations et des avortements forcés sont pratiqués à la Réunion. On encourage la natalité dans l’Hexagone, on stérilise les femmes de la Caraïbe ou on les fait venir en France par le biais du Bumidom (Bureau pour le développement des migrations intéressant les départements d’outre-mer), créé par Michel Debré en 1963.
L’insertion de ce chapitre change toute la lecture qu’auparavant on avait de ce siècle des politiques reproductives. Ce double jeu destitue les arguments moraux des détracteur.es de l’avortement qui, l’éthique en écharpe, assimilent l’avortement à un meurtre et à un génocide légal, alors qu’il fait partie de l’arsenal de régulation des naissances dans trois départements français. Cette honte passée sous silence n’a pas empêché le processus de mémorialisation des lois Veil et la consécration de leur autrice, désignée personnalité préférée des Français et entrée au Panthéon le 1er juillet 2018, de venir en soutien des mobilisations pour améliorer les lois existantes et en voter de nouvelles. Malgré l’inscription de la garantie de pouvoir avorter dans la Constitution, les autrices soulignent à bon escient l’indigence des moyens pour faire appliquer les lois, et l’ampleur des combats féministes toujours à recommencer dans de nombreux pays du monde. Reste que l’histoire émiettée de la contraception masculine encore en jachère aurait pu faire un contrepoint béant, mais contrepoint quand même, ne fût-ce qu’en la mentionnant, à ce siècle d’histoire qui n’a pas éradiqué l’assignation des femmes aux contraintes de la procréation et de l’avortement, et qui n’a pas suscité de grandes avancées médicales, sociales et politiques concernant la contraception masculine.
[1] Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini- Fournel, Les lois Veil. les événements fondateurs : Contraception 1974, IVG 1975, Armand Colin, 2012.
[2] Laure Bereni, De la cause à la loi. Les mobilisations pour la parité politique en France (1992-2000), thèse de doctorat en science politique sous la direction de Johanna Siméant, Université Paris-1, 2007