Les publications des juristes ont souvent été limitées aux collections spécialisées finissant dans les rayonnages des bibliothèques des facultés de droit. Aussi est-il heureux qu’à l’occasion du cinquantenaire de l’adoption par l’Assemblée nationale de la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de la grossesse, dite loi Veil, un collectif majoritairement composé de juristes publie un volume revenant sur l’histoire juridique d’un droit à l’IVG et interroge son actualité, notamment son entrée, largement amendée, dans la Constitution par la loi du 8 mars 2024. Si cette publication est précieuse, si le regard juridique est important pour compléter celui des sociologues et des historien.ne.s, c’est qu’il montre que ce droit, qui a certes évolué positivement, n’est ni sans angle mort ni sans fragilités.
De haute lutte n’est donc pas un ouvrage collectif de circonstance, visant à la commémoration d’une loi « révolutionnaire » comme son titre pourrait le laisser croire, ni même une synthèse de droit comme il en est de nombreuses (les éditions Dalloz mènent largement cette entreprise, comme en 2022 dans le très utile Mineurs et sexualité. Des lois en débat). Il ne s’attache pas non plus à la figure de Simone Veil et à son parcours : pour cela, on lira son autobiographie (Stock, 2007). Les contributrices de cet ouvrage (à une exception près, tous les textes émanent de femmes) ont choisi, non pas de revenir sur la genèse de la loi, mais sur les cinquante années de son application. Il s’agit donc d’appréhender et de comprendre ce que cette loi a fait au droit, à celui des femmes en particulier, comment elle a ouvert un nouveau questionnaire, combien aussi elle s’inscrit aujourd’hui dans l’ensemble des lois sur les droits dits reproductifs.
Car, à de rares exceptions près (un article sur les représentations de l’avortement dans le cinéma français depuis les années 1930, ou un autre sur la « guerrière » Madeleine Pelletier), le regard porte sur le demi-siècle qui nous sépare de l’adoption de la loi, qui ne fut que la première d’une série de victoires. Non seulement, comme Bibia Pavard, Michelle Zancarini-Fournel et Florence Rochefort le soulignent, elle fut précédée par la loi n° 74-1026, « portant diverses dispositions relatives à la régulation des naissances », promulguée le 4 décembre 1974 et instaurant le principe de la contraception libre et gratuite, mais elle fut suivie d’autres lois, celle de décembre 1979 qui pérennise la dépénalisation, celle du 31 décembre 1982 qui admet une prise en charge des avortements par la Sécurité sociale, celle de 1993 qui pénalise le délit d’entrave à l’IVG (complétée en 2017 par la loi condamnant la désinformation sur internet), celle du 4 juillet 2001 qui « libéralise de manière importante l’accès à l’avortement », étendant le délai de 10 à 12 semaines, rendant facultative la consultation psychosociale et permettant la pratique d’une IVG médicamenteuse, ou encore, pour ne citer que quelques-unes de ces lois, celle tardive mais essentielle du 1er décembre 2012 assurant la prise en charge à 100 % des avortements.
Le projet du livre est ainsi, à partir de l’analyse du statut juridique de l’avortement, de penser une série d’énoncés qui ont été inscrits dans un ensemble de textes : articles de lois, de codes, décisions ou recommandations, à commencer par l’article 34 de la Constitution française de 1958 : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse ». S’inscrivant dans une des formes de l’écriture juridique, sans s’y enfermer, les autrices apportent, chacune, des éclairages féconds rédigés dans une langue sans jargon. Ce souci mérite d’être souligné car l’ouvrage se veut aussi une contribution destinée à toutes et tous. Il s’agit d’expliciter le droit pour tous les justiciables, retrouvant ce qui fut au cœur des luttes féministes et également d’actrices et d’acteurs du droit à travers les collectifs d’aide juridique gratuite.
Celles et ceux qui voudraient savoir ce que l’ensemble des lois reproductives a fait aux sexualités hétérosexuelles depuis soixante ans liront la solide enquête de Cécile Thomé intitulée Des corps disponibles. La sociologue montre que la diffusion des différents moyens contraceptifs, que la première loi Veil a favorisée, a participé à ce qu’on a appelé « la libération sexuelle », mais qu’elle fut aussi l’objet d’une intériorisation ayant contribué à figer pendant un temps « les scripts sexuels ». Ce regard sur l’histoire des sexualités à partir des pratiques contraceptives, qui inverse la perspective classique, est particulièrement riche : il permet de considérer la sexualité féminine, souvent négligée, en observant l’évolution des représentations de ces corps soudain médicalisés. Cécile Thomé parvient aux mêmes résultats que la récente enquête quantitative « Contexte des sexualités en France », menée en 2023 par l’INSERM et l’ANRS sous la direction de Nathalie Bajos, Caroline Moreau et Armelle Andro. Le livre et l’enquête montrent la diversification des pratiques sexuelles des femmes, notamment hétérosexuelles – à savoir un recul de la pénétration vaginale.
C’est aussi le grand intérêt de l’ouvrage De haute lutte que d’interroger le présent dans plusieurs articles, notamment sur l’assistance médicale à la procréation (AMP) qui donne toujours lieu, malgré des mobilisations fortes pour en faire bénéficier des couples de même sexe, à la stigmatisation de projets parentaux non hétéronormés. De même, ces perspectives décentrées, libérées d’un patriarcat incarné par les médecins, permettent de poser des questions inédites : Lisa Carayon pose la question de la responsabilité en cas d’échec de l’IVG (« pourquoi – et comment – les femmes ne peuvent-elles obtenir réparation des préjudices subis, liés notamment à la présence d’enfants que, précisément, elles avaient cherché à éviter ? ») Les autrices mettent ainsi en évidence de nombreux problèmes qui inscrivent les femmes ayant recours à l’IVG en tant que sujets de droit. Marie Mesnil montre que la loi Roudy de 1982 constitue une avancée importante en prenant en charge intégralement les dépenses par la Sécurité sociale, mais néglige deux points aveugles : les coûts cachés et surtout la singularisation de l’avortement dans le cadre des congés en droit du travail.
La réussite de ce volumineux collectif est ainsi non seulement de montrer l’actualité de cette « haute lutte » – l’analyse de l’argumentaire juridique du discours des militant.e.s anti-IVG par exemple –, mais aussi, on l’a dit, de ne pas édifier un monument que la « constitutionnalisation » pourrait laisser croire indestructible. Aussi, que la conclusion soit rédigée par l’une des anciennes coprésidentes du Planning familial a beaucoup de sens. Faut-il rappeler que cette association indépendante, actrice majeure du droit à l’IVG, est sans cesse menacée : la présidente de la région des Pays de la Loire a ainsi pris la décision arbitraire de supprimer pour l’année 2025 la totalité de sa subvention, tandis qu’ailleurs ce sont les locaux du Planning qui sont dégradés et ses militantes prises à partie physiquement. Véronique Sehier en appelle aussi à un front européen contre ce droit qui est certes écrit mais empêché par la « clause de conscience » des praticiens et par des coupes budgétaires de plus en plus fréquentes.