Philosophie sociale ou sociologie ? 

Contre les tendances au repli sur des enquêtes empiriques, que peut dire une sociologie générale ou théorie générale de la société sur la crise actuelle de la modernité ? Il s’agit dans ce livre d’une double identification : quelle sociologie pour quelle crise ? L’outil théorique et l’objet s’éclairent mutuellement. Mais le livre parvient-il à vraiment reformuler sociologiquement les questions que pose l’évolution historique de la modernité ?
Andreas Reckwitz et Hartmut Rosa | La modernité en crise. Qu’apporte la théorie de la société ?. Trad. de l’allemand par Loïc Windels et Sacha Zilberfarb. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 238 p., 12 €

Des deux, Hartmut Rosa est le plus connu en France grâce aux éditions de La Découverte qui ont publié régulièrement ses principaux livres (Accélération, 2013, et Résonance, 2018), mais Andreas Reckwitz n’est pas un inconnu, car les Éditions de la Maison des sciences de l’homme ont assuré récemment la traduction française de deux de ses livres (La société des singularités en 2021 et La fin des illusions en 2023 ; signalons au lecteur intéressé que paraîtra en 2025 aux Presses du réel L’invention de la créativité). Le premier s’inscrit plutôt dans le sillage du philosophe canadien Charles Taylor (à lire entre autres, Le malaise de la modernité, Cerf, 2002) tandis que Reckwitz se réclame de l’héritage d’Anthony Giddens (célèbre en France pour être le théoricien de la « troisième voie », ce qui a nui gravement à la réception de son œuvre proprement sociologique, peu traduite (citons simplement Les conséquences de la modernitéL’Harmattan, 2000). 

Plutôt que de nous concentrer sur la synthèse que les deux auteurs fournissent de leurs travaux, il vaut la peine de s’arrêter sur leurs conceptions de la sociologie et de ses tâches. Il ne serait pas exagéré de noter que la focalisation sur la juste description ou interprétation de la nature et de la dynamique de la modernité constitue, dans ce livre, davantage un champ d’expérience pour tirer au clair « ce que peut la sociologie », pour reprendre un titre de Bernard Lahire, qu’elle ne compose son objet propre. Le sous-titre de l’ouvrage, « Qu’apporte la théorie de la société ? », sous-entendu à une analyse ou à un diagnostic thérapeutique de la modernité tardive en crise, résume bien l’enjeu de la discussion.

Remarquons un point avant d’aller plus loin. Leur demande n’est pas : « que fait la sociologie à la réalité sociale pour en faire un objet scientifique ? » (Bourdieu), ni « que fait la sociologie à la réalité sociale » (en remettant sur pied la proposition de Nathalie Heinich, « ce que l’art fait à la sociologie »), mais bien « de quelle manière, avec quels moyens conceptuels la théorie de la société peut opérer pour accomplir ce que l’on attend d’elle ? ». Et qu’attend-on d’elle selon nos deux auteurs ? Qu’elle fournisse, au-delà des études empiriques locales, des propositions en forme d’« analytique critique » pour Andreas Reckwitz et de best account, de « meilleure interprétation » pour Hartmut Rosa, terme qu’il emploie à la suite de Charles Taylor (sur la critique de l’account avancée par l’ethnométhodologie, on peut se référer, entre autres, au livre de Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Points-Seuil), qui puissent rendre compte au mieux de la situation actuelle de la formation sociale moderne, Rosa, au contraire de Reckwitz, ajoutant à cet objectif une dimension « thérapeutique », incluse selon lui dans la conception même du best account

Andreas Reckwitz et Hartmut Rosa, La Modernité en crise. Qu’apporte la théorie de la société ? 
New York © Jean-Luc Bertini

Reprochant à la sociologie contemporaine son repli sur des objets très circonscrits dans le cadre d’une spécialisation toujours plus prononcée, tendance renforcée par l’extrême prudence à l’égard de l’interdisciplinarité, invoquée plutôt qu’accomplie et rendue presque impossible en raison de la nature des conceptions que les disciplines des sciences sociales se font d’elles-mêmes et de leurs interrelations, les deux auteurs, malgré la nuance que cherche à introduire Reckwitz, sans convaincre tout à fait, cherchent à renouveler la tradition de ce que l’on appelle en Allemagne la « philosophie sociale ». Chez Rosa, la filiation avec cette dernière, redéfinie par l’école de Francfort, notamment par Horkheimer dans le texte de 1931 intitulé « La situation actuelle de la philosophie sociale » (Théorie critique, Payot, 2009) est explicitement revendiquée. Il analyse longuement les effets délétères que provoque l’absence d’une théorie de la société sur la sociologie, « incapable de saisir les significations et les contextes institutionnels des évolutions tendancielles », se perdant dans des oppositions stériles entre « théories de la structure et théories de l’action » et oublieuse d’un fait anthropologique majeur, celui de l’homme comme « être auto-interprétatif » pour qui « la question de savoir qui il est en tant qu’individu et société, dans quel monde il vit » se pose en étroite liaison « avec ses horizons de sens et ses auto-interprétations ».

Une sociologie conséquente ne peut ignorer que « les phénomènes sociaux sont d’ordre conceptuel », et il faut entendre « conceptuel » au sens où ces phénomènes sont incompréhensibles en dehors des « horizons d’interprétation qui les fondent ». Et Rosa enjoint aux sociologues de ne pas céder à ce qui ressemble à une renonciation de la modernité tardive à « essayer de mobiliser toutes les ressources cognitives, méthodologiques, épistémologiques, en un mot scientifiques, dont elle dispose, afin de proposer la meilleure interprétation possible de sa constitution socioculturelle et de sa situation historique ». Il effectue alors un saut de l’ordre de l’interprétation à celui de la « transformation » quand il écrit : « être capable de transformer les concepts fondamentaux au moyen desquels la société se décrit et s’interprète, c’est pouvoir transformer la réalité sociale elle-même ». La sociologie, en quelque sorte, se dépasse elle-même, d’analyse et de diagnostic, elle se fait thérapie : le best account de la situation présente doit « pouvoir générer des propositions, des recommandations d’action, ou à tout le moins des alternatives d’actions ou des horizons utopiques en vue de façonner l’avenir ». 

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Reckwitz, au contraire, entretient une relation avec la philosophie sociale qui se veut plus distanciée. Son « analytique critique » n’en « dérive pas », et avec en tête sans doute l’appréciation négative de Foucault à l’égard des Francfortois, désignés comme « avaleurs d’histoire toute faite » (Dits et écrits, tome IV, Gallimard, 1994, p. 76), elle serait plutôt d’inspiration foucaldienne. Celle-ci se distingue de l’analytique kantienne, elle ne vise pas une opération de mise à l’épreuve de la possibilité d’un pouvoir, en l’occurrence celui de l’entendement (analytique des concepts), ni la définition de son usage légitime (analytique des principes), elle semble également se différencier de l’analytique existentiale, dont le rôle est d’envisager la structure ontologique du Dasein. Dans le texte d’une conférence donnée au Japon en 1978, intitulée « La philosophie analytique de la politique », Foucault imagine, à l’instar de la philosophie analytique du langage, une analytique des « relations qui traversent le corps social » : « Je crois qu’on pourrait imaginer une philosophie qui aurait pour tâche d’analyser ce qui se passe quotidiennement dans les relations de pouvoir, une philosophie qui essaierait de montrer de quoi il s’agit, quels sont, de ces relations de pouvoir, les formes, les enjeux, les objectifs. Une philosophie qui porterait par conséquent plutôt sur les relations de pouvoir, une philosophie qui porterait sur toutes ces relations qui traversent le corps social. On pourrait imaginer, il faudrait imaginer quelque chose comme une philosophie analytico-politique » (Dits et écrits, tome III, Gallimard, 1994, texte n° 232).

Il s’agit moins pour Reckwitz de décomposer les éléments de la modernité comme configuration sociale ‒ dont il rappelle opportunément qu’elle est la première configuration sociale « à partir du principe que ses institutions et ses formes de vie ne sont pas des données immuables, mais qu’elles sont susceptibles d’un façonnement politique et socioculturel et qu’elle est également la première à « s’auto-interpréter » en tant que société » ‒ que, muni d’une théorie pourvoyeuse d’outils conceptuels, d’en dégager les caractéristiques structurelles et les logiques d’évolution en trois phases (différentes des « trois vagues » de Leo Strauss : Machiavel/Hobbes, Rousseau, Nietzsche), de la modernité bourgeoise à l’industrielle, puis à la « tardive », la nôtre, dont chacune combine différemment les éléments structuraux. Le potentiel « critique » de l’approche de Reckwitz se situe à plusieurs niveaux : de manière classique, la théorie de la société brise l’apparente évidence du monde social, exerce une dénaturalisation aux effets désillusionnants, éclaire le mode d’inscription des acteurs dans le monde social en évitant de revenir au dualisme structure/agency.

Rapportée au matériel historique du processus moderne, la dimension critique de l’analytique empêche ce processus de se fermer sur lui-même dans la sureté de sa nécessité, et s’emploie à lui conserver son ouverture structurelle à la « contingence », caractéristique fondamentale de la modernité. Cette analytique repousse l’idée de se concevoir comme une philosophie sociale normative à l’horizon utopique, ce dont elle fait le reproche à Rosa, elle se veut plutôt « stratégie temporaire et situationnelle, s’attaquant aux points où se ferment les horizons de contingence et travaille à les rouvrir à nouveau », programme dont à son tour Rosa conteste la capacité à trouver une sortie réelle aux impasses de la crise de la modernité tardive.

Au regard de l’évolution de la sociologie, les deux auteurs se donnent beaucoup de mal pour se distinguer de la philosophie, qu’elle soit « sociale » ou non, Reckwitz tirant vers Foucault, Rosa vers la phénoménologie. Le lecteur a le sentiment d’être devant une herméneutique subtile et profonde de l’existence sociale de l’homme et de sa condition de « moderne tardif », mais pas devant un discours sociologique proprement dit. Autant on peut partager le constat de pauvreté du discours sociologique actuel, autant on ne voit pas clairement comment Reckwitz et Rosa échappent à une sociologie appartenant « aux médiations à travers lesquelles le monde social construit sa propre représentation » (Bourdieu, Réponses, Seuil, 1992) et comment leurs analyses de la crise tardomoderne construisent un discours sociologique qui soit un discours scientifique et non la reprise philosophante de ce que cette même modernité tardive dit sur elle-même.