Peut-on encore entendre le corps des femmes entre les lignes et les mots ? Avec l’historienne Laura Tatoueix, qui propose Une histoire sociale de l’avortement en France à l’époque moderne, les fouilles se poursuivent dans les discours médico-juridiques du XIXe siècle, puis sur le sol indifférencié du XVIIe et du XVIIIe siècle, où les rumeurs d’avortement se logent entre le viol et l’inceste, l’infanticide et le crime. On entend le silence, comme un soupir, on imagine le pire.
C’est que le corps des femmes est emmailloté comme une momie depuis si longtemps ! Combien d’efforts faut-il aux historien.nes pour démailloter cette vie privée, les bandages de la médecine, le masque des communautés affectives, les gaines serrées du droit canonique et des règles du silence religieuses ? Bien sûr, nous avons déjà reçu quelques éclairages par Thomas Laqueur dans La fabrique du sexe. Essai sur le corps et le genre en Occident (traduit de l’anglais par Michel Gauthier, Gallimard, 1992), Jean-Louis Flandrin dans L’Église et le contrôle des naissances (Flammarion, 1970), qui ensemble mettent en évidence la puissance des doctrines religieuses et des pouvoirs domestiques de contrôle.
C’est pourquoi la tentative de Laura Tatoueix est un vrai pari. Comment s’y prendre pour lever légèrement le voile d’ignorance ? C’est que l’avortement est collectivement toléré mais gardé sous silence par les communautés physico-affectives, les menaces de la parenté, une hypothèse proposée par Luc Boltanski et réexaminée par Laura Tatoueix qui dessine quelques énoncés sur le genre, les femmes et les grossesses comme une punition, une sorte de machine sociale qui tient les corps sous sa dépendance.
Mais pas seulement. Pour débusquer cette pratique sociale sur plusieurs siècles, l’autrice propose de prendre des portes latérales. Dans le champ médical, par exemple, il faut sentir le fœtus s’animer (ou pas) pour projeter sa viabilité et son envers, la naissance du non-viable, et par là laisser entendre que la naissance était vraiment impossible. Dans le champ juridique, ce sera par l’infanticide et la « suppression de part » que se murmure l’avortement, soulevant vers 1791 une protestation, lorsque le code pénal en fera un crime spécifique. Ainsi, l’avortement n’apparaît pas dans les archives judiciaires, et, lorsqu’il émerge, il est associé à d’autres crimes, dans le cadre de procès pour « recel de grossesse et suppression de part », ou encore dans le cadre de l’affaire des Poisons à Paris, entre 1679 et 1682, des procédures extraordinaires visant les avorteurs et avorteuses où se dévoilent quantité d’avortements clandestins, des rituels de sorcellerie et de messes noires traversant toutes les classes sociales, femmes mariées incluses.
C’est par l’édit de 1557 d’Henri II que s’organise la condamnation de femmes « réputées » homicides. Les femmes accusées sont des filles ou veuves n’ayant pas déclaré leur grossesse. L’avortement des femmes mariées n’existe pas pour la justice d’Ancien Régime, de sorte que le crime d’avortement n’existe que lors d’une transgression sexuelle.
Parce qu’elles ont caché leur accouchement et leur grossesse, en omettant d’en faire la déclaration, ou que l’enfant est mort à la naissance, le soupçon pèse. On comprend dès lors le glissement du droit canonique vers le droit laïque. Ce n’est plus l’absence de preuve de baptême qui signale un problème (au-delà de la distinction entre fœtus animé et animé), mais la non-déclaration aux matrones chargées de surveiller les grossesses, ainsi qu’aux médecins, chirurgiens, apothicaires.
Cette très lente sécularisation du droit apparaît nettement grâce aux archives de huit départements du sud de l’Île-de-France, de l’Orléanais et de l’officialité de l’Oise, ouvertes par Laura Tatoueix. Elle nous introduit dans des enquêtes qui conjuguent avortement et infanticide, notamment à propos d’enfants nés à terme décédés. L’infanticide ne pourra être confirmé que si le corps porte des marques franches. Du côté des fausses couches ou des avortements supposés, à défaut de déclaration de grossesse, les femmes plaident qu’elles en avaient encore le temps, leur grossesse restant en cours. La présomption tombe alors. Les experts ne peuvent dire si le fœtus a vécu ou non. De sorte que la peine de mort prévue par l’édit tombe aussi. Les juges suspendent le jugement dans l’attente d’être « plus amplement informés ».
De l’autre côté du ciel, le brouillard est aussi épais. Dans le champ religieux, théologiens, conciles et manuels de confesseurs se contentent de demander si le fœtus (bougeant ou pas) est doté ou non d’une « âme » humaine. Cela suffira. Il ne respirait plus ? On ne veut rien savoir de plus. Les Pères de l’Église ne risquent aucune réflexion sur l’avortement avant le XVIe siècle, de peur de s’emmêler dans les affaires d’infanticide, le parricide, voire d’homicide en général.
Les toutes petites affaires des femmes restent des « moindres choses », de toute façon inaccessibles. Après tout, femmes, grossesse, infanticide, viol, inceste… tout ce continent reste enfoui. L’avortement est un détail englouti, comme le serait aujourd’hui un bouton d’acné. Tant il est vrai que le corps n’existe pas dans les sources et les archives religieuses.
Pourtant, l’Église hésite entre l’acceptation et la répression des corps, que ce soit l’homicide de fœtus inanimés ou, pour les nouveau-nés vivants, la pratique d’un baptême, un geste supposé leur assurer la vie éternelle et alléger le crime, prière aidant. D’autre part, à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, la réflexion jésuite introduit une variante – liée à la situation sociale ou médicale de la mère – qui pourrait justifier le geste, idée écartée par le Saint-Siège.
Crime ou pas, vu ou non, date de conception impossible à déterminer, dès lors comment marquer la ligne rouge ? Le religieux et le médical se tiennent par la barbe. Que des femmes meurent, qu’importe. C’est l’infanticide qui est vaguement surveillé tandis que chaque femme « mal prise » évoque l’urgence de « vider son fruit ». Tout est dit dans l’expression. Le fruit n’est pas mûr. Le fruit est avarié. Ce n’est pas le bon moment. Les fruits déformés sont légion. Chercher à « évacuer ou faire revenir son sang », ce sont les rares mots qui évoqueraient une fausse couche, un avortement, un dérèglement. Jusqu’à la mort, qui survient si souvent.
L’enquête sur archive éclaire plus avant l’ensemble des glissements des notions juridiques et leur usage, les superpositions et les mots qui se chevauchent, notamment en ouvrant la porte de la définition du crime qui s’élargit au crime d’encis, soit des coups donnés sur une femme enceinte, à côté du crime d’empoisonnement, de parricide, de foeticide (considéré par les médiévaux comme la mise à mort d’une personne), de libéricide (d’un enfant mineur). Seul le renouveau de la « médecine légale » à la fin du XVIIIe siècle va bousculer les savoirs, à partir du moment où l’on découpe les cadavres d’avortons, pour réfléchir à la viabilité du fœtus permettant de distinguer avortement et infanticide. Par ce désir de savoir, le judiciaire introduit dans le Code pénal de 1791 une nette distinction.
À cette occasion, se confirme ce que l’on pouvait présupposer, les accusations visent massivement les femmes issues de milieux pauvres, prises dans des relations d’autorité violente, dans des liens économiques de subordination ou dans le glacis familial. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le géniteur pouvait être le maître des terres, le curé, le grand-oncle à la suite d’un viol. D’où la force de la pénombre, la longue durée des autorités sur le corps des femmes, dépendant, attaché ou annexé dans une « communauté affective » et inséparable de ce point central : le secret pour préserver l’honneur de la parenté. Les femmes sont absorbées par ce silence.
C’est l’objet de ce bel ouvrage, traduire les rumeurs et les dénonciations dans les communautés villageoises et urbaines. Déchiffrer les savoirs de matrones qui exercent pour aider aux accouchements. Interpréter les propos des pères, des maris et des amants. « Sans rumeur persistante », disent les juristes de l’époque, on ne saurait regarder les affaires de famille. Autant dire la consécration d’une terrible collusion entre intimité, honneur et immunité. Une histoire tremblée, en somme.