Voguer sur les temps sombres

Avec Le chant du prophète, son cinquième roman couronné par le prestigieux Booker Prize en 2023, Paul Lynch a débarqué directement dans la cour des grands. En choisissant d’écrire sur Dublin plutôt que sur la campagne irlandaise, théâtre de ses débuts en fiction, il ne s’en accorde que mieux à la marche du monde vers toujours plus de noirceur et toujours moins de liberté. Comme dans l’Enfer de Dante, dont Lynch affirme s’inspirer avec ses neuf chapitres en forme de cercles, le lecteur aura intérêt à se préparer à « laisser toute espérance » au moment d’entrer dans le récit des effroyables épreuves subies par Eilish Stack, son inoubliable héroïne.

Paul Lynch | Le chant du prophète. Trad. de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso. Albin Michel, 304 p., 22,90 €

À la faveur d’un incipit à couper le souffle, qui restera dans les annales, le ton est donné : les coups frappés à la porte qu’Eilish finit par ouvrir, en ce début de soirée pluvieuse, laissent derrière eux quelque chose de sombre et de brutal, d’inquisitorial aussi, à la mesure de cette menace sournoise et de moins en moins diffuse qu’incarnent, derrière leurs sourires de façade, les policiers et autres gardiens de l’ordre nouveau, tous porteurs de cette banalité du mal bureaucratique dont parle Hannah Arendt. La suite n’en sera que plus angoissante et tragique. Passé le premier chapitre, l’intensité baisse d’un cran, le temps pour le lecteur de trouver ses marques au sein d’un univers où tout semble à la fois connu et inconnu. La grande réussite de Lynch, c’est de parvenir à imposer, sans prendre de gants, surtout pas stylistiques – sections entières sans un seul alinéa, phrases longues et souvent averbales, prose dense et touffue où tout se mêle et s’escamote, les guillemets comme les traces d’intériorité –, la création d’un no man’s land à l’inquiétante étrangeté.

Dépaysant et pourtant familier, ce pays s’enfonçant lentement dans la dictature et la guerre civile est l’Irlande… sans l’être, puisqu’il pourrait tout aussi bien être le Chili sous Allende, l’Argentine des Folles de mai, la Syrie du Printemps arabe réprimé dans le sang, l’Ukraine ou Gaza sous les bombardements incessants. Est-ce à dire que ce pays fictif, quoique pullulant de détails on ne peut plus vrais, fonctionne comme une allégorie, la métaphore d’un phénomène de portée internationale, que la montée en puissance des populismes a encore contribué à étendre ? Lynch a trop mis de lui-même et de son attachement forcené à cette nation d’écrivains pour qu’on l’envisage un seul instant consentant à ravaler l’Irlande de Yeats, Joyce et Beckett au rang de de pays « témoin » (comme on parle d’appartements du même nom). Non, c’est bien au devenir « monstre » de sa propre terre natale que s’intéresse l’écrivain, et on ne saurait s’y tromper. Mais si cette « monstrueuse » mutation, qui fait bien sûr penser à Kafka, retient si fortement l’attention du lecteur où qu’il se trouve dans le monde, c’est bien qu’elle comporte quelque chose de puissamment universel, s’apparentant à une forme de détraquement, d’une part, et de violation caractérisée de l’état de droit, de l’autre, l’une comme l’autre partout reconnaissables entre mille. 

On se trouverait donc en pays de triste connaissance – telle que rapportée à longueur d’antenne par les omniprésents médias, mais sans qu’ils nous en disent quoi que ce soit de réel. Il faut, pour l’éprouver véritablement, lire les écrivains. Lire, dans le cas présent, la prose lynchienne, suffocante tant elle s’ingénie à ne laisser passer aucun filet d’air respirable entre nous et l’enfer vécu au quotidien par Eilish Stack, sorte de Mère Courage post-brechtienne, embarquée à son corps défendant dans une spirale sans fin de drames plus atroces les uns que les autres, affectant d’abord son mari, responsable syndical porté disparu, puis ses enfants (au nombre de quatre) auxquels elle va demeurer d’un dévouement sans égal. Et peu importe qu’on peine, de prime abord, à comprendre comment et pourquoi l’Irlande post-« Tigre Celtique » telle que nous la connaissons – telle que nous croyons la connaître, en réalité – a pu se retrouver prise au piège, broyée par les mâchoires de l’« étau policier », qui est aussi un État policier. L’Irlande ? Lynch doit sûrement plaisanter. Et puis, non, sous l’effet abrasif autant que révulsif de l’écriture, on finit par se réveiller de l’épais brouillard qui nous tenait endormis et comme amnésiques, on se souvient des émeutes de 2023, à Dublin, fomentées par des groupuscules d’extrême droite, on prend le temps de relier les points… et alors on comprend, mais c’est trop tard !

Paul Lynch, Le Chant du prophète
Paul Lynch © Joël Saget

On comprend surtout que Lynch ne veut en rien s’ériger en censeur de telle ou telle idéologie totalitaire, même si on se doute qu’il n’a pas la moindre sympathie pour la peste brune. Pas plus qu’il ne se prétend spécialiste de géopolitique. À l’entendre, du reste, littérature et politique ne font jamais bon ménage. C’est plutôt qu’il se voit en « acousticien » (plutôt qu’en « ambianceur »), selon la judicieuse terminologie proposée par Christian Salmon (L’art du silence, Les Liens qui libèrent, 2022). Accaparé, à ce titre, par « les vibrations inconnues du monde » et préférant « creuser le silence » que raconter des sornettes. Écrivain à l’écoute de ces chants « sur les temps sombres » dont parle Brecht, cité en exergue de son livre (tiré des Svendborg Poems de 1939, dernier recueil publié du vivant de Brecht, alors qu’il réside sur l’île danoise de Fionie, en exil de l’Allemagne nazie). Rompant avec l’image du miroir promené le long d’un chemin, Lynch fait du roman une embarcation : nef des fous, galère, small boat, peu importe, l’idée étant de trouver ce qui va réussir à propulser un récit jusqu’à sa destination finale, sans chavirer. 

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Quitte à provoquer, il applique le principe du « tour d’écrou » jamesien. À chaque page ou presque, on franchit un palier dans les restrictions, les brimades, les arrestations. On se demande comment la narration pourra aller toujours plus loin et sans se répéter dans l’évocation d’une dictature devenue réalité. Trop de noirceur tue la noirceur, pense-t-on. Et puis non, Lynch se débrouille pour instiller à chaque fois un détail supplémentaire, volontiers prosaïque, de nature à réenclencher la mécanique de l’aliénation. Cela devient insupportable – mais Eilish, elle, supporte, jusqu’à tirer sa sublime puissance de l’impuissance abjecte à laquelle elle se trouve réduite. Portrait d’une femme forte de sa faiblesse, de son aveuglement face à la marche du monde, de son esprit de sacrifice, de son cœur « pareil à un tambour que battrait son chagrin ». Quant au lecteur, il se retient de protester, tant cette avalanche de misères qui s’abat sur Eilish et les siens en arrive à ressembler d’extrêmement près à ce qui fait le quotidien enduré par les populations des pays évoqués plus haut, dont on nous rapporte la cataclysmique et pourtant ordinaire infortune. Cet enfer-là, nous ne le voyons pas, ou alors nous détournons les yeux. Jusqu’à faire de nous les complices du mal qui les frappe ? 

On ne sait si Lynch le pense, toujours est-il qu’il entend, par la manière forte, nous amener à éprouver une « empathie radicale ». Sa langue n’est pas loin de nous contraindre à la ressentir, en vertu de la technique d’immersion maximale mise en place. À force de nous plonger, sur près de trois cents pages, au plus profond et au plus près des épreuves traversées par ses personnages, il nous fait toucher du doigt la funeste myopie d’Eilish qui n’a rien vu venir, a laissé passer nombre d’occasions de partir, bref, a multiplié les errements de toutes sortes. Bien sûr, c’est son histoire qui se dit là – Herstory comme Robin Morgan en théorisa, jadis, la formule. Mais c’est aussi la nôtre. De concert avec elle, nous souffrons, nous chutons : « elle reste devant la corbeille et y laisse tomber le linge, puis c’est elle qui dégringole comme si ses propres bras l’avaient lâchée, l’impression qu’ils sont tous en train de chuter vers quelque chose que rien de ce qu’elle a connu ne peut l’aider à définir ». De la Mrs Stack de Lynch à la Mrs Dalloway woolfienne, l’écart n’est pas si grand, tant les deux se retiennent de sombrer dans la folie. 

Obscur © CC-BY-4.0/Andrew Garton/Flickr

On pense aussi à La route de McCarthy ou bien encore à 1984 d’Orwell. Lynch, lui, préfèrerait s’en dispenser. Ne craignant pas de nourrir d’immenses ambitions pour le genre romanesque, qu’il prend très (trop ?) au sérieux, Lynch balaie toute idée d’influence, récuse toute tentation dystopique et se dit convaincu, lors des tournées de promotion auxquelles il se livre avec brio et délectation, que la clef de son art réside dans un réalisme d’un genre tout à fait singulier, qualifié par lui de « cosmique ». Les exemples ne manquent pas : « Elle oubliera le visage de cet homme [un policier], il a déjà rejoint les visages ordinaires et navrés qui se sont détournés un jour, elle voit qu’il a déjà entendu la même chose, tous l’ont entendue, et ce visage-là parle de la création entière, de la terrible énergie des étoiles, de l’univers pulvérisé et indéfiniment reconstruit en une création démente. »

Le monde tel que le voit Lynch « est en train de s’engager dans une bifurcation inconcevable, la chose atroce se matérialise dans la clarté naissante qui entre par la fenêtre de la cuisine, deux colonnes de fumée flottant au-dessus de la banlieue sud, un hélicoptère de combat à proximité, trois kilomètres, peut-être quatre, elle ne sait pas vraiment. » Face au péril de la guerre, « feu dévorant dont la gueule mâcherait du bois », en passe de s’abattre sur nos maisons, les arbres eux-mêmes, sous sa plume, communiquent leur terreur « à travers le sol ». Dernière épiphanie : la fin du monde n’est jamais globale ou à venir d’un seul coup : elle se déroule sous nos yeux, hic et nunc, et elle se répète sans cesse. 

Parvenue au bout de la nuit, Eilish y voit enfin clair : « La liberté, on ne l’a jamais eue ». N’en déplaise à Lynch, on peut appeler ça « une politique de la littérature » ainsi que le propose Jacques Rancière, à qui on a pensé en lisant Le chant du prophète, sa toute dernière phrase en particulier : « la mer, dit-elle, il faut prendre la mer, la mer, c’est la vie ». Seule ouverture au sein d’un livre sombre comme un tunnel sans fin et ultime promesse, une fois sa vie confiée aux périlleux small boats dans l’espoir qu’ils vous feront franchir la mer. Cela parle aux migrants et autres réfugiés de par le monde, tout comme cela parlait aux victimes de la Grande Famine, déjà contraints de quitter en masse l’Irlande. Cela résonne aussi avec les nouvelles de Tchekhov, où, même confisquée et piétinée, en des temps là encore de grande servitude, la liberté « reste une possibilité en suspens » (Au loin la liberté, 2024). Et à la fin, il faut imaginer Eilish libre, sinon heureuse…