Apocalyptique, poétique et gothique, Tu as amené avec toi le vent de l’Équatorienne Natalia García Freire rejoue le drame colonial du monde andin à travers une fable d’ensauvagement collectif.
Elle était née marquée, Mildred Capa, la peau couverte de plaies. Sa mère voyait en elle un ange d’où la lumière sourdait, et elle l’élevait à l’écart de Cocuán, leur village. Elle disait que Mildred avait amené le vent sans peur, tiède, qui nettoie l’air et la terre des insectes nuisibles, fait venir les grives, les tourterelles, les hirondelles, et dissémine les cypsèles des pissenlits. Mais la mère meurt, le père quitte le foyer et Mildred attend en vain son retour. Entourée de ses ânes et de ses cochons, elle gambade en leur compagnie, se baigne avec eux dans la rivière, décide de dormir à leurs côtés dans la cuisine où elle a disposé une couche de foin. C’est elle qui d’abord raconte comment le malheur lui est venu de Cocuán. Conduits par le père Santamaría, les gens du village l’ont, sous prétexte de vertu, d’hygiène et de santé, arrachée à sa maison. Ils y ont mis le feu, et l’ont enfermée dans le presbytère, à la merci du curé. Dès lors, Cocuán, qu’elle a maudit et dont elle a entrevu le sort en une vision prophétique, sera voué à sa perte. Ou à son salut, c’est selon.
Bien des années plus tard, huit habitants de Cocuán, ce village des Andes perdu entre montagnes et forêt, racontent tour à tour les étranges événements qu’ils vivent, accomplissant à leur insu la prophétie de Mildred. Tu as amené avec toi le vent réussit à nous égarer entre réalité et hallucination à la suite de ses personnages, qui nous entraînent dans leur confusion et leur sarabande apocalyptique. Parce que nous n’avons d’autre guide que les récits d’Ezequiel, d’Agustina, de Manzi, de Carmen, de Víctor, de Baltasar, d’Hermosina et de Filatelio, le roman de Natalia García Freire rappelle le magistral Pedro Páramo de Juan Rulfo. Car, plus que le Macondo de Cent ans de solitude, Cocuán évoque le fantomatique village de Comala, où le mort, c’est toujours l’autre, au grand jamais celui qui parle, alors que… À Cocuán, le sauvage, c’est toujours l’autre.
À la rescousse des lectrices et des lecteurs, l’une des trois épigraphes du roman, une citation de Vivir abajo, du Péruvien Gustavo Faverón Patriau, explicite – trop, peut-être – la question éthique et anthropologique que déploie sa fable : « La voix dit que ce roman lui paraissait être un roman écrit contre l’histoire […] écrit là où naît ou là où meurt une civilisation ou là où le dernier survivant d’une civilisation médite avec le souffle des barbares sur la nuque, sans s’apercevoir que le barbare, c’est lui. » Les deux autres épigraphes, empruntées à la série Twin Peaks et au Livre de Job, achèvent de nous orienter : mêlant les accents du mythe biblique à la noirceur d’un fantastique contemporain, Tu as amené avec toi le vent affiche son ambition.
Bien des années après Cent ans de solitude, le roman ne raconte pas une histoire d’exil et de fondation à la suite d’une faute originelle, mais celle d’une dé-fondation. Pour ce faire, il infléchit la jovialité carnavalesque du réalisme magique en une poétique de l’horreur que, par commodité, la critique et l’édition nomment « gothique andin ». Dès que l’on quitte la table d’orientation du paratexte, on entre dans le langage cru, la violence des actes, les soudains accès de folie de ses personnages, aliénés par la civilisation et, au premier chef, par la religion catholique qui s’en prétend la garante. Tout comme la forêt de pins plantée par les colons par-dessus la forêt originelle, la religion des évangélisateurs de naguère, plaquée sur les croyances anciennes, en dissimule mal les gisements, dont les résurgences iront s’affirmant dans l’aventure collective des villageois.
Ezequiel, le très violent jumeau de Victor le boiteux, n’a pas de mots assez insultants pour nommer sa « bestiole » de mère et l’homme éléphant qu’est son père, jusqu’au matin où celui-ci s’en va, métamorphosé, immaculé, brillant tel un saint, son pantalon baissé. La recherche du disparu, qu’Ezequiel narre avec une rage comique, lui donne l’occasion de tabasser son frère avant de l’abandonner, de tordre le cou à un renardeau puis de se retrouver dans l’ancienne propriété de Mildred, havre de paix étonnamment préservé des remugles de Cocuán. Son récit se clôt sur la caricature haineuse qu’il fait des habitants qui, paniqués par la disparition de nombre de leurs proches, se sont rassemblés dans la taverne du village. Saisi par une révélation, le jeune homme se croit destiné à la salutaire destruction de Cocuán. Ne s’appelle-t-il pas Ezequiel ?
Chacune des narratrices ou des narrateurs qui se relaient jusqu’au dénouement ajoutera au récit qui la crudité de sa truculence, qui son talent imprécatoire, qui la rudesse masculine ou l’innocence amoureuse de son langage, qui la parole très lucide de son idiotie. Agustina, la guérisseuse au verbe vert, a vu fuir les disparus, culs nus, réduits à l’état de spectres aveugles mais illuminés par l’éclatante blancheur de leur nudité. Partis sur les traces des fuyards après ce témoignage saisissant, les villageois croient œuvrer pour le bien de ces ensauvagés. Leur propre parole les met à nu, révélant les ravages du machisme chez les hommes et chez les femmes, leur cupidité, la culpabilité qui les tenaille, audible dans la phrase incantatoire que hurle Filatelio, l’idiot : « La chair vivante est mauvaise, la chair vivante est très mauvaise ! ». Pour ne plus entendre cette hérésie, Manzi, le curé, se coupera les deux oreilles à la machette, gagné par la sauvagerie qu’il constate chez ses ouailles.
Plus symbolique que réaliste, la géographie des lieux rappelle les paysages des grands poèmes religieux ou des tableaux de la Renaissance : le monde connu s’étend du village jusqu’au très haut rocher des montagnes derrière lequel les fuyards se sont abrités dans une grotte ; au-delà, se trouve la terra incognita de la grande forêt. Mais c’est en poète éprise de la réalité de la nature andine que Natalia García Freire prête à ses personnages de sensuelles expériences de la flore et de la faune environnantes. Lors des haltes de l’expédition, les enfants cherchent des œufs de canes, les femmes enduisent leurs corps du suc de bonnes herbes. Pourtant, ces villageois ne sont plus les « fils de la terre » que les disparus, leurs semblables, sont redevenus, retournant à l’état de nature. Leur battue tourne à la chasse aux innocents, qu’ils traitent en animaux et, au mieux, en bétail. La sauvagerie dont ils font preuve les condamne à l’auto-extermination. De scènes dantesques en épiphanies narrées avec une déraison bonhomme et toute paysanne, le groupe se voit décimé lorsqu’il retrouve les fuyards. Parti en éclaireur, Victor retrouve son père avec qui il se sacrifie lors d’une danse animale et sacrale qui l’initie à la nature ; tel autre sombre dans la folie après avoir causé par accident la mort de sa femme enfuie ; d’autres se suicident. Semble alors se rejouer en une transe collective la violence de la conquête espagnole, mais ici point de vainqueurs ni de vaincus : ce sont les métis, leurs descendants, qui, en s’immolant, laissent s’entretuer les deux parts de leur sang. À quel enfer sont-ils voués ? se demande Baltasar avant de mourir : « Celui des anciens ou celui qu’on nous a enseigné ? Celui des Indiens ou celui de l’ange déchu ? »
C’est Filatelio, l’idiot né du viol de Mildred par le père Santamaría, qui a le dernier mot après une apocalyptique purification par le feu. De concert avec la guérisseuse Agustina et le curé Manzi, il accomplit le rituel qu’exigeait le corps miraculeux de Dieumère. Cocuán rayé de la terre, une nouvelle harmonie andine pourrait-elle naître dans le respect de soi, de l’autre et de la nature ? On reste sous le charme du vent tiède et sans peur que nous a amené Natalia García Freire.
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