Les nouveaux visages du capitalisme

Deux essais passionnants, signés des historiens Quinn Slobodian et Arnaud Orain, décrivent les nouveaux visages du capitalisme, à la fois expérimental et néo-mercantiliste, où la souveraineté des États est un enjeu majeur. Le premier séduit cependant au prix d’un manque de rigueur scientifique.

Quinn Slobodian | Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie. Trad. de l’anglais par Cyril Le Roy. Seuil, coll. « La couleur des idées », 368 p., 25,50 €
Arnaud Orain | Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle). Flammarion, coll. « Le présent de l’Histoire », 360 p., 23,90 €

Il existe, au cœur des États, des enclaves territoriales dont les réglementations sont particulièrement favorables aux entreprises et aux investisseurs (exemptions fiscales, subventions, faibles impôts sur les sociétés, faibles barrières douanières, travailleurs à moitié esclavagisés, tribunaux efficaces). Ces « zones », comme les appelle Quinn Slobodian, peuvent être des cités-États, des paradis fiscaux, des ports francs, des technopoles, des zones hors taxes, des zones économiques spéciales, des villes nouvelles ou même de simples entrepôts. S’il n’existait que 176 zones en 1986, on en compte aujourd’hui 5 400, dont près de la moitié sont en Chine.

Ces zones intéressent particulièrement les libertariens et les néolibéraux, les premiers y voyant un moyen de dynamiter l’État et les seconds souhaitant mettre les législations en concurrence dans une course au moins-disant fiscal et social. Appartenant à un État tout en se distinguant de lui, ces zones sont des actes « de sécession et de fragmentation », des « perforations » dans la carte des États, où le gouvernement se borne à faire respecter les contrats et protéger la propriété privée. Selon Slobodian, « la zone constitue la forme politique aboutie du capitalisme du XXIe siècle » : un capitalisme débarrassé de la démocratie, qui place les libertés économiques au-dessus des libertés politiques.

La première partie du livre nous emmène à Hong Kong, « la patrie originelle de la zone ». Loué par des néolibéraux comme Milton Friedman, ce modèle est décliné en Chine à la fin des années 1970, notamment à Shenzhen, ville chinoise accolée à Hong Kong qui est passée de 30 000 habitants en 1980 à presque vingt millions aujourd’hui. Ce modèle est aussi importé en Grande-Bretagne par Margaret Thatcher, qui s’inspire également de Singapour, zone sous la coupe d’un État fort misant sur la mondialisation plutôt que sur l’autosuffisance et bénéficiant d’une main-d’œuvre étrangère qui ne jouit d’aucun des privilèges et des droits des citoyens.

Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, trad. de C. Le Roy, Seuil, 2025 [2023], 368 p., 25,50 € Arnaud Orain, Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle)
L’avant-port de Yangshan au sud-est de Shanghai © CC-BY -3.0/Reb42/WikiCommons

La deuxième partie du livre est consacrée à un autre type de zones, les « phyles », où se rassemblent volontairement des personnes partageant un même sentiment d’appartenance nationale ou ethnique. Slobodian se penche ainsi sur le cas du Ciskei, une enclave sous domination blanche au milieu de l’Afrique du Sud, où les entreprises sont subventionnées mais les syndicats interdits. Le principe de regroupement affinitaire et de ségrégation est également au cœur du discours de « paléo-libertariens » racistes, dans les communautés résidentielles fermées ou encore au Liechtenstein, paradis fiscal dont le monarque voit l’art de gouverner comme une simple prestation de services.

La dernière partie du livre s’intéresse aux « nations franchisées ». Slobodian montre comment la Somalie a inspiré les anarcho-capitalistes et les libertariens, car c’est un pays où la vie sociale a suivi son cours après l’effondrement du gouvernement central, en 1991 – le PIB, les exportations et les investissements ont même augmenté. Il nous emmène aussi à Dubaï, « un modèle de capitalisme sans démocratie », qui a si bien réussi qu’il s’exporte jusqu’à Londres, où une société dubaïote gère une zone portuaire. Slobodian étudie également des cas de « colonialisme par consentement », qui voient des États pauvres confier la gestion de parcelles inhabitées de leur territoire à des États riches, avant de conclure le livre sur des territoires virtuels comme Facebook, que l’auteur assimile de façon un peu exagérée à « des défections vers un nouvel État en gestation ».

Le livre, qui a l’intérêt d’éclairer des lieux et des auteurs méconnus à l’aide d’une riche documentation, est accessible à un large public et très séduisant. Bien écrit, narratif, mené tambour battant, le récit est prenant et même divertissant. Son charme se paie cependant de faiblesses scientifiques.

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Tout d’abord, le concept de « zone », autour duquel est organisé le livre, est étiré jusqu’à ne plus signifier grand-chose. Les paradis fiscaux sont des zones, les bases militaires sont des zones, les États faillis comme la Somalie sont des zones, les réseaux sociaux sont des zones et « les États-Unis eux-mêmes ressemblent toujours plus à une zone ». Même les communautés résidentielles fermées (gated communities) sont des zones, alors qu’elles n’offrent ni fiscalité avantageuse, ni exceptions législatives, ni main-d’œuvre au statut particulier.

Au lieu d’essayer de cerner précisément cette catégorie de zone, en se demandant par exemple quel type de zone est le plus répandu sur la surface du globe, pourquoi on compte autant de zones en Chine, ou encore ce qui explique la création de zones à la fois dans des dictatures pauvres et des démocraties industrialisées, Slobodian propose une quinzaine de vignettes formant autant d’histoires édifiantes, mais qui sont peu liées entre elles et dont le choix n’est jamais justifié. Lors de son passage à Paris, je l’ai interrogé sur sa méthode, et il m’a répondu que ce n’était pas un livre scientifique mais à visée « polémique ». Professeur d’histoire des idées, Slobodian semble avoir privilégié les zones louangées par des auteurs néolibéraux, conservateurs ou libertariens, dont il cite abondamment les discours. Alors que le livre se présente comme une étude des zones, il s’agit en fait d’une étude des aspects-des-zones-qui-intéressent-des-intellectuels-de-droite-et-d’extrême-droite. Slobodian est ainsi conduit à minorer le rôle d’autres promoteurs des zones, notamment des gouvernements de gauche devant faire face à des revenus fiscaux en baisse et des flux financiers très mobiles à partir des années 1970 ; il est également conduit à étudier les zones comme des actes de sécession et de ségrégation, ce qui est discutable, on va le voir.

Ensuite, il est difficile d’identifier ce qui unit le groupe de penseurs très hétérogène auquel il s’intéresse, où l’on croise économistes, ingénieurs, investisseurs, dirigeants politiques et opportunistes en tous genres, si ce n’est leur méfiance à l’égard de l’État ou de la démocratie. Piochant dans des théories et des courants de pensée selon les besoins de son récit, Slobodian propose ainsi une histoire des idées un peu superficielle. Il ne s’intéresse pas non plus à la zone comme expérience de pensée, comme « utopie » au sens premier du terme, propice à imaginer d’autres manières de gouverner. Par exemple, les promoteurs des zones promettent souvent qu’elles seront gouvernées selon « le modèle des entreprises », et Slobodian reprend cette affirmation à son compte sans expliquer s’il s’agit d’un slogan pour investisseurs ou d’une véritable théorie du pouvoir – lui-même, faute de distinguer entre ces trois manières de gouverner que sont le management, la finance et le marketing, ne semble pas bien savoir si les « citoyens » de ces zones-entreprises sont leurs employés, leurs actionnaires ou leurs clients. Interrogé à ce sujet aussi, et il a simplement précisé qu’il entendait par « modèle des entreprises » un modèle actionnarial, où le principe « une personne = une voix » fait place au principe « une action = une voix ».

Quinn Slobodian, Le Capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, trad. de C. Le Roy, Seuil, 2025 [2023], 368 p., 25,50 €

Arnaud Orain, Le Monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle)
Centre de traitement des commandes d’Amazon (San Fernando de Henares, Espagne) © CC-BY-2.0/Álvaro Ibáñez /WikiCommons

Tel est le troisième problème du livre. Bien conscient que « sécession et défection sont des termes émotionnellement chargés », Slobodian ne cesse de titiller les émotions de ses lecteurs en présentant les zones comme une arme contre l’État et la démocratie. Cependant, après avoir agité ce chiffon rouge pendant plus de deux cent cinquante pages, l’auteur reconnaît dans les dix dernières pages de son livre que cette menace est très exagérée. « Quelle que soit la rhétorique utilisée pour les justifier, les zones restent des outils de l’État et non un moyen de s’en affranchir », finit-il par admettre, reconnaissant ainsi à demi-mot que les discours pris pour argent comptant tout au long du livre n’étaient souvent que de la rhétorique. Loin de constituer des actes de sécession et de « perforer » la carte des États, « les zones ne font que renforcer la puissance d’une poignée de superpuissances pratiquant un capitalisme d’État », dit-il encore en conclusion. Et de fait, comme l’a montré par exemple un ouvrage de l’historienne américaine Dara Orenstein sur l’histoire des entrepôts, « les zones ne sont pas sans loi ou “dénationalisées”. Bien au contraire, elles sont le domaine de l’État-nation ». Slobodian propose ainsi, en connaissance de cause, une image caricaturale et tronquée des zones, ce qui paraît malhonnête.

Pour contrebalancer cette lecture, recommandons Le monde confisqué d’Arnaud Orain, qui paraît dans « Le présent de l’Histoire», nouvelle collection d’histoire dirigée par le spécialiste des Lumières Antoine Lilti. Depuis le XVIe siècle, montre cet économiste et historien, deux types différents de capitalisme ne cessent d’alterner. Le premier, souvent qualifié de « libéral », se déploie entre 1815 et 1880 puis entre 1945 et 2010, tandis que le second, souvent qualifié de « mercantiliste », et auquel est consacré le livre, vise non pas au libre-échange mais à l’accaparement des ressources afin d’en tirer une rente. C’est dans ce « capitalisme de la finitude » que l’auteur nous voit aujourd’hui entrer de nouveau.

Le néolibéralisme, montre Arnaud Orain, est de l’histoire ancienne. Et il est possible que nous ayons à le regretter, malgré tous ses défauts, car le capitalisme de la finitude est « ouvertement prédateur, violent et rentier », mais aussi impérial et néocolonial. Mêlant de riches considérations historiques à des analyses de l’actualité récente, le livre décrit ainsi comment la mondialisation est en train de faire place à des ensembles régionaux dominés par une grande puissance et la concurrence à des monopoles, tandis que la souveraineté devient une arme stratégique dans cette course à l’accaparement des ressources (terres, mers, minerais, travailleurs, entrepôts, moyens de communication, propriété intellectuelle, données). Ce que l’on n’est pas sûr de pouvoir acheter, il faut le posséder.

Le capitalisme de la finitude est en outre un « capitalisme d’entrepôts », dominé par des marchands comme Walmart et Amazon et non par des manufacturiers. Le transport maritime, qui assure aujourd’hui 80 % du volume des échanges mondiaux, est néanmoins contraint de se militariser face aux menaces qui pèsent sur la liberté des mers. Ce « capitalisme pessimiste et belliciste » signe ainsi le grand retour des flottes de guerre, du protectionnisme, des cartels et même de la colonisation. Et les États les plus puissants demeurent ce qu’ils n’ont jamais cessé d’être : les cœurs battants de l’économie internationale.