Une planète, plusieurs mondes, le nouveau livre de Dipesh Chakrabarty, historien indien mué en spécialiste des catastrophes écologiques, s’apparente à une postface longue et détaillée à son précédent ouvrage, Après le changement climatique, penser l’histoire (Gallimard, 2023).
Chakrabarty se prononce d’emblée pour un concept d’éco-anthropologie planétaire et s’inscrit dans le débat transculturel et sans-frontières sur le rôle des intellectuels face aux enjeux politiques planétaires. « Les humains, sur le plan politique, ne constituent pas une entité une, alors même que les spécialistes du système Terre envisagent la planète – le système Terre, donc – comme une planète une. » Lire Dipesh Chakrabarty, tout comme Gayatri Chakrabarty Spivak ou Romila Thapar, a pour vertu de déplacer des discours souvent eurocentrés.
En reprenant les questions, commentaires et critiques qu’il a reçus lors de ses nombreuses conférences de ces dernières années, Dipesh Chakrabarty établit longuement, méticuleusement, son champ lexical pour clarifier sa position en tant que spécialiste de la catastrophe climatique. Personne, excepté les climatosceptiques et autres autruches de mauvaise foi, n’ignore plus l’urgence de s’engager politiquement et intellectuellement pour la cause écologique. Ce n’est pas pour autant que ceux qui s’engagent s’accordent sur les causes de la catastrophe écologique, ni sur les modalités des actions à mener pour la contrer. L’ouvrage de Chakrabarty génère davantage d’interrogations que de réponses, et n’évite pas au passage quelques contradictions conceptuelles.
Chakrabarty a raison d’insister sur l’importance de la reconnaissance de l’ère de l’Anthropocène : l’époque actuelle, au cours de laquelle l’homme altère, et pour le pire, la planète terre. Le réchauffement climatique commencé il y a neuf millions d’années a pris un tournant fatal et il s’est accéléré à cause des activités humaines à l’échelle planétaire. Aussi, l’auteur réduit drastiquement l’importance de l’homme sur la terre. Il nous invite à prendre conscience que « l’homme représente une forme minoritaire de vie sur la planète terre et que les formes majoritaires de vie sur la planète terre sont microbiennes ». Ce qui, d’après lui, « devrait nous inciter à développer les formes minoritaires de pensée ayant trait aux formes de vie ». Chakrabarty, qui accuse l’homme, et à juste titre, s’emploie par la même occasion à le détrôner de sa position supérieure, comparée à d’autres spécimens de vie. Bien qu’elle puisse apparaître comme une leçon salutaire d’humilité à l’adresse des humains, une telle position comporte une contradiction structurelle. Comment peut-on tenir les activités humaines pour la principale cause de la catastrophe climatique et en même temps inférioriser les humains – tant du point de vue de leur constitution physique que de leurs actions physiques ou cérébrales – dans le système pyramidal des éléments de vie sur la terre ?
Cette leçon d’humilité coïncide, dans le calendrier planétaire, avec la pandémie de covid, que Chakrabarty évoque par ailleurs. Est-il concevable que notre impuissance face à la décimation massive des humains, au triomphe macabre du virus, ait influencé les réflexions du penseur indien ?
![Dipesh Chakrabarty | Une planète, plusieurs mondes](https://www.en-attendant-nadeau.fr/wp-content/uploads/2025/02/13782083785_d7d82a5e68_k-1024x576.jpg)
L’autre axe de la théorie de Chakrabarty est sa position post-marxiste. Une grande partie de son argumentation tend à rendre caduc le système économique, donc la colonne vertébrale de la théorie marxiste. Il veut aussi réduire l’importance de la politique – en tant que concept et en tant qu’outil gestionnaire de la vie humaine. Il cherche à la rendre caduque, conceptuellement et pratiquement, dans certaines situations. Il donne l’exemple de catastrophes naturelles pour lesquelles, d’après lui, « nos initiatives politiques se ramènent à une politique de la survie, à quelque chose auquel Kant ou Arendt n’auraient pas donné le nom de « politique », aucun sens moral ne pouvant s’y constater ». Pourquoi ? Même réduite à une politique de la survie, comment une politique pourrait-elle être efficace sans être morale, sans avoir une signification morale ?
Le besoin intellectuel de Chakrabarty de se libérer et de s’éloigner de Marx et de sa théorie économico-politique pour expliquer le monde humain, de proposer une théorie écologique, engendre à chaque étape des trappes, des omissions systémiques volontaires dans sa pensée à l’égard de l’homo œconomicus, de l’homme assujetti, pour ne pas dire enchaîné, au système de classes. Si l’on accepte l’idée que le marxisme était incomplet en ce qui concerne les préoccupations écologiques – si anachronique que soit ce reproche –, la théorie de Chakrabarty me semble tout aussi incomplète, trop théorique, née en grande partie d’un plaisir rhétorique, délaissant l’homme dans sa détresse économique actuelle en minimisant celle-ci. On comprend la nécessité d’accorder une importance immédiate, intransigeante et planétaire au défi écologique. Mais l’approche de Dipesh Chakrabarty risque d’échouer pour plusieurs raisons.
Premièrement : convaincre les humains que leur valeur dans le système-terre est moins grande que celle d’une bactérie n’est pas une tâche facile. Ne serait-ce que parce que l’humain est conscient de concevoir ses pensées et d’agir en conséquence. La supériorité cérébrale de l’être humain sur le reste des animaux n’est pas une question de vanité mais une vérité scientifique. Deuxièmement : puisque la destruction de la planète est largement due aux actions et aux décisions des humains, minimiser leur rôle dans le système-terre, donc minimiser leur rôle dans la restauration-réparation de la terre, me semble contradictoire, voire inefficace. Troisièmement : dans le contexte actuel des crises socioéconomiques planétaires qui plongent la majeure partie des êtres humains appartenant à la classe populaire dans une profonde détresse, leur survie au quotidien devenant si difficile, cela étant dû aux capitalistes, aux néolibéraux, aux détenteurs du nouveau pouvoir global, il est erroné et injuste de considérer « les humains » comme une entité homogène, de ne pas reconnaître la division des classes et donc les rôles différents joués par les capitalistes et les classes laborieuses dans la destruction de la planète au cours des siècles et dans les divers pays.
Lui-même le reconnaît : « La planète est à la fois différenciée et une. Les humains, au contraire, sont seulement différenciés. Autant dire qu’ils ne constituent pas une entité une du point de vue politique. » Mais encore : « La politique trouve son origine dans tout ce qui différencie les humains. » Mais comment cela ? Comment peut-on oublier les grandes ambitions politiques qui avaient pour but, à tort ou à raison, d’éradiquer ce qui différencie les humains ? Aujourd’hui encore, de façon disparate mais résistante, les humains tentent de former une unité et d’agir. D’ailleurs, l’alliance globale est développée davantage entre les capitalistes néolibéraux et les dirigeants autocrates de diverses nations que chez les travailleurs, qui mériteraient pourtant une solidarité sans frontières, un projet internationaliste, face à la destruction de leur vie et de la structure même du travail par les capitalistes néolibéraux.
On comprend le besoin de Chakrabarty de conceptualiser « l’homme planétaire », comme l’unique unité, pour sauver notre planète, ce qui est un défi planétaire. Mais on n’y parviendra pas en brûlant les étapes, en omettant les enjeux socioéconomiques majeurs, qui sont à la fois les causes et les effets de la problématique écologique et qui déterminent les conditions de vie et de survie de l’homme, qui influencent donc sa capacité et sa conscience d’agir. Et c’est en cela que la théorie de Chakrabarty sonne plus comme une spéculation que comme quelque chose de praticable et de défendable, si on ne la conjugue pas avec les pensées et les actions écologiques écocentrées, si on fait abstraction des crises écologiques engendrées par les chefs d’État autocrates, les capitalistes néo-libéraux. Il serait salutaire d’inculquer et de développer le concept de système-terre, de l’humain-planétaire, à l’instar du slogan « Travailleurs du monde, unissez-vous », mais il serait indispensable de préserver l’équilibre et l’équité entre les ambitions écologiques et les exigences économiques.
Il serait intéressant d’entendre Dipesh Chakrabarty, qui était l’ami de Bruno Latour, dialoguer avec le grand philosophe humaniste Edgar Morin. Ou bien de juxtaposer son concept de la globalisation et de la planétarisation avec l’internationalisme revendiqué par Yanis Varoufakis. À l’époque du techno-féodalisme où notre destin est confisqué dans les mains des cloud-capitalistes tels Jeff Bezos et Elon Musk, il serait sans doute passionnant de multiplier et de superposer nos grilles de lecture pour mieux saisir la réalité, fuyante, fascinante, à l’image de notre planète bleue.