Enfin, Le cycle africain met de nouveau à disposition des lecteurs un ensemble de romans et nouvelles de René Maran (1887-1960), l’auteur de Batouala (Prix Goncourt 1921). Représentant environ deux tiers de son œuvre fictionnelle, ces récits, imprégnés de son expérience d’administrateur colonial en Oubangui-Chari, livrent une vision complexe de cet espace géographique et social saisi par la colonisation, en empruntant parfois la forme du conte animalier. Cette édition est une première, car si l’on omet Batouala ces titres n’avaient jamais été réédités depuis leur parution initiale.
Le volume composé par l’équipe « Manuscrits francophones » de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM-CNRS) réunie autour de Charles W. Scheel rassemble les six ouvrages d’un « cycle africain » publiés entre 1921 (son premier roman, Batouala) et 1953 (Bacouya, le cynocéphale) : outre ces deux titres, Djouma, chien de brousse (1927), second volet de Batouala ; Le Livre de la brousse (1934), roman le plus long et son « meilleur » selon l’auteur ; Bêtes de la brousse (1941) ; les contes de Mbala, l’éléphant (1943-1947) et plusieurs nouvelles, le tout encadré par un important dossier critique et génétique.
L’ensemble de ces récits se nourrit de l’expérience de la brousse d’Afrique centrale acquise, entre 1909 et 1923, par René Maran qui fut « adjoint de 1ère classe » des services civils de l’administration coloniale en Oubangui-Chari (Afrique-Équatoriale française). Rappelons que, né en Martinique d’un père originaire de Cayenne lui-même membre de l’administration coloniale, il avait passé les premières années de sa vie au Gabon avant de poursuivre ses études secondaires à Talence en Gironde, puis de s’engager à son tour dans l’administration coloniale. Il quitta cette dernière en 1924, lassé aussi de l’ambiance raciste délétère des milieux coloniaux en Afrique-Équatoriale française, à la suite de la violente campagne à son encontre (« hurlements de coloniaux déchaînés », écrit-il à Manoel Gahisto en 1922) suscitée dans la presse après l’obtention du Goncourt par Batouala, dont la préface condamnait sans ambages les exactions commises aux colonies au nom d’une prétendue « civilisation ».
La très grande majorité des lecteurs n’avait ainsi tout bonnement pas accès à la production pourtant abondante d’un auteur qui de son vivant publia une trentaine d’ouvrages (fictions, recueils de poésie, biographies historiques, sans oublier les centaines de chroniques et récits courts donnés à la presse). Il fut un temps, pas si lointain – les années 1990 –, où le nom de Maran figurait dans une énumération de lauréats du Goncourt dont la mémoire s’était perdue. Le centenaire du Goncourt 1921, coïncidant avec le Goncourt 2021 décerné à Mohamed Mbougar Sarr, a initié un mouvement bienvenu de redécouverte de l’œuvre de Maran. Si l’on attend toujours l’édition courante de poche qui pourrait assurer à Batouala un statut de classique pour le grand public comme pour les classes [1], un frémissement s’est alors produit : c’est justement avec une préface de Mbougar Sarr que les éditions du Typhon ont réédité Un homme pareil aux autres (paru pour la première fois en 1947), tandis que les éditions bordelaises du Festin proposaient de redécouvrir Le cœur serré (1931) et que Présence africaine refaisait paraître les poèmes du Livre du souvenir (1958) et publiait la Correspondance Maran-Gahisto éditée par Romuald Fonkoua. L’ensemble succédait aux Nouvelles africaines et françaises inédites ou inconnues rassemblées par Roger Little (L’Harmattan, coll. « Autrement mêmes », 2018). Ce continent littéraire, abîmé dans l’oubli depuis les années 1960 et dont, aux dires même de son créateur, « on ne parl[ait] que par ouï-dire » (lettre à Mercer Cook, 1939), achève aujourd’hui son émergence avec ce Cycle africain, qui précède une Matière de France annoncée aux Presses universitaires des Antilles.
![René Maran, Le cycle Africain](https://www.en-attendant-nadeau.fr/wp-content/uploads/2025/02/btv1b9048323x_f1.jpg)
Composé sur près de quarante ans, ce Cycle déborde le registre du conte animalier et le surnaturel ordinaire que laissent supposer certains titres. L’ensemble se distingue plutôt par une très grande variété de perspectives et de tons, animant le tableau d’un monde intimement approché, dans sa sensorialité comme dans ses conceptions. La narration, le plus souvent à la troisième personne mais tissée de discours indirect libre, fait grand usage de focalisations contrapuntiques. C’est Batouala, le « grand chef, mokoundji de tant de villages », qui remâche d’ambivalentes représentations à l’égard des Blancs, douillets et craintifs face aux insectes, du moustique au scorpion. Leurs pieds « puent » aussi car ils ont la lubie de les envelopper de peaux mortes, et pourtant ce ne sont « sûrement pas des gens comme tout le monde » car ils « connaiss[en]t tout, et plus encore ». Mais plus tard, c’est aussi Mbala l’éléphant, nostalgique de « l’heureux temps où le Nioubangui, et les eaux qui le grossissent de leur apport, n’étaient sillonnés que de pirogues ! », qui s’inquiète des bruits de guerre « boulevers[ant] la gent animale » à l’arrivée de l’homme blanc de peau. Présentant ce conte, publié à deux reprises dans les années 1940 comme un « roman », Serigne Seye y décèle « l’une des premières expressions de l’écologie décoloniale » : le récit établit un lien entre la dégradation des milieux naturels et les effets dévastateurs, amplifiés par la colonisation, des comportements humains à l’égard de la faune et de la flore. Dans les premières pages de Batouala, on aperçoit Djouma, « le petit chien roux et triste ». Dans Djouma, chien de brousse, l’abnégation canine révèle l’égoïsme indifférent de l’humain. Lors d’une scène où un chiot est mortellement piqué par un scorpion, la perspective passe de Prakongo l’arthropode à Mbimé la mère chienne, en passant par la « petite âme » encore sans sentience de « la petite boule noire à gueule rose » qui, agonisant sous la piqûre, n’est plus que douleur.
L’ethnotexte (mettant en scène des animaux individualisés à travers un nom et un caractère spécifique, dotés de conscience, de parole et parfois de pouvoirs magiques) s’allie au roman colonial pour dépeindre un monde à la fois animé d’une vibration commune – celle de la nature tropicale – et fracturé d’étrangetés et d’incompréhensions irréductibles. Appartenant à une culture coloniale dont les représentations se diffusent, que ce soit aux colonies ou en métropole, dans l’ensemble de la société de l’époque, nourri d’une remarquable culture livresque, Maran investit ces codes tout en les accommodant à travers ces perspectives mouvantes et multiples qui, à leur échelle et fût-ce sporadiquement, neutralisent la vocation hégémonique du regard impérial.
À côté de cinq romans pratiquement inaccessibles depuis le milieu du siècle dernier, l’édition de Batouala incluse dans le volume permet notamment de suivre les évolutions du texte entre la première version du roman et celle de 1938. Il en est de même de la fameuse Préface, écrite en quelques semaines alors qu’il a fallu six ans à l’auteur pour venir à bout de l’écriture du roman. Cette préface a fait l’objet de très nombreux commentaires, bien plus encore que le livre lui-même. Le dossier qui l’accompagne permet de mettre en perspective, à la lumière de la correspondance et de différentes études, cette réception débutant par ce qu’on appellerait aujourd’hui une tempête médiatique, avant de se poursuivre par l’analyse d’un porte-à-faux résumant en partie la destinée littéraire de René Maran.
L’édition à orientation génétique – s’appuyant sur les traces matérielles : brouillons, manuscrits, carnets, épreuves corrigées… du processus de création littéraire pour présenter et annoter ces textes – permet de saisir ce que son coordinateur nomme un « long et acharné travail de composition par un poète et orfèvre de la langue française » qui revient à maintes reprises sur ses ouvrages pour les peaufiner. Certes, le style peut paraître daté aux lecteurs contemporains, encombré d’adjectifs notamment, souvent archaïques, précieux ou rares (« voix charmeresse »), témoignant par exemple de la culture antique de l’auteur (« chants piaculaires »). Au-delà de ce lexique d’une précision fervente, cadences et images confèrent au récit une puissance d’évocation saisissante, tandis que distance sarcastique et empathie se combinent dans l’approche des personnages, humains ou animaux.
Dans la nouvelle « Les fourmis », l’auteur met en scène un Français qui, « palabrant de pair à compagnon avec les indigènes […], avait assez vite réussi à apprendre la langue et, par la langue, les mœurs, les coutumes, les traditions et les réflexes ». Le volume se termine sur un essai de Jean-Dominique Penel s’intéressant aux langues africaines présentes dans l’œuvre de Maran. S’il est établi qu’il pratiquait couramment le sango (aujourd’hui langue nationale officielle de la Centrafrique), véhiculaire interethnique qualifié par lui d’« espéranto de la rivière », on sait aussi qu’il s’attachait à apprendre et parler le banda, jugé plus difficile. Jean-Dominique Penel salue l’« entrée massive des langues africaines auprès du public français » que Maran réalise précocement grâce à ses romans, malgré les inévitables problèmes de transcription et de compréhension décelables aujourd’hui. Font suite à ce chapitre deux lexiques banda et sara tels qu’on peut les découvrir à travers les récits du « cycle africain ».
L’édition des six ouvrages est complétée par l’adjonction de quelques nouvelles à l’atmosphère prenante. Outre « Les fourmis », sa « piste jonchée d’ossements humains », son « sol spongieux [d’où] montaient, confondus, les mille bruits de la vie et un vermineux grouillement de destruction et de mort » lors d’un soir « tépide, méphitique, orageux », on retiendra en particulier « Pohirro », un récit datant de 1928, paru initialement en feuilleton dans un mensuel fondé par Henri Barbusse. Il s’agit d’une histoire d’inceste dans une tribu sara, qui semble avoir insisté chez l’auteur puisque l’« anecdote » figure dans l’un des manuscrits d’Un homme pareil aux autres après avoir déjà été traitée sous forme de cauchemar du protagoniste dans Le Livre de la brousse. Le châtiment réservé au père et à la jeune fille, plus sévère encore pour cette dernière, illustre des sévices d’épouvante. Le récit, probablement trop cru et choquant, sera coupé dans deux éditions. Tina Harpin et Charles W. Scheel observent dans leur commentaire introductif que, mettant la responsabilité de l’abus paternel sur la jeune fille aguichante, ce récit reste contenu en un scénario aussi patriarcal que sexiste.
Éclat d’horreur au sein de la vaste fresque d’un monde aujourd’hui disparu : une Afrique centrale observée intimement et restituée avec le génie du détail par un écrivain que la brousse avait, selon ses propres dires, « imprégné de ses radiations les plus secrètes ».
[1] Les éditions Magnard ont publié en 2002, dans leur collection « Classiques & Contemporains », un petit livre « recommandé pour les classes de seconde et de première », reprenant l’édition de 1938 de Batouala, véritable roman nègre et comportant présentation, notes et questions à destination des élèves.