L’Indo-Pacifique : naissance d’un concept

Elle est devenue une zone d’échanges incontournable, mais aussi un enjeu géostratégique majeur : l’Indo-Pacifique est à la fois le cœur et le laboratoire des relations internationales du XXIe siècle. Plusieurs ouvrages tentent d’en analyser les définitions, problématiques et fonctionnements.

Valérie Niquet et Marianne Péron-Doise | L’Indo-Pacifique. Nouveau centre du monde. Tallandier, 254 p., 19,90 €
Delphine Allès et Christophe Jaffrelot (dir.) | L’Indo-Pacifique. Les Presses de Sciences Po, 190 p., 25 €

C’est une notion qui agite les chancelleries et les chercheurs en géopolitique du monde entier. L’Indo-Pacifique, qui a désormais remplacé l’Asie-Pacifique dans le discours stratégique et académique, a récemment été l’objet de nombreux ouvrages scientifiques et de numéros de revues spécialisées. Si le terme est l’objet d’autant d’analyses, c’est qu’il est moins géographique que conceptuel, et donc sujet à de multiples définitions et interprétations, parfois contradictoires. Le livre de Valérie Niquet et Marianne Péron-Doise (plutôt descriptif) et celui dirigé par Delphine Allès et Christophe Jaffrelot (beaucoup plus analytique) viennent éclairer ce concept devenu une clé de compréhension de la géopolitique contemporaine. 

« L’Indo-Pacifique est un récit avant d’être un lieu sur la carte du monde. » Cette jolie définition de Karoline Postel-Vinay dans l’ouvrage collectif édité par Sciences Po résume toute l’ambiguïté du concept. Formulée pour la première fois en 2007 par un officier de marine indien, la notion est entrée dans le registre politique la même année avec un discours du Premier ministre japonais Shinzo Abe qui souhaitait en faire un « arc de liberté et de prospérité », « libre et ouvert ». L’Australie et les États-Unis s’en sont rapidement emparés selon une logique bien plus sécuritaire. La France, l’Indonésie, l’ASEAN, la Corée du Sud, l’Union européenne et le Canada ont suivi, chacun ou presque avec des limites géographiques, des définitions et des priorités distinctes. L’Indo-Pacifique, c’est « une cacophonie stratégique », selon Delphine Allès et Christophe Jaffrelot, « sans assise institutionnelle, sans géographie fixe et même sans agenda propre ». 

Le seul point commun des différentes « stratégies » et « visions » liées à l’Indo-Pacifique est qu’elles impliquent toutes un positionnement par rapport à la Chine, dont la montée en puissance est à l’origine de la popularisation du concept dans les autres pays. Le régime de Pékin réfute quant à lui le terme, dans lequel il ne voit « qu’une stratégie de containment » de la part des États-Unis, selon Valérie Niquet et Marianne Péron-Doise.

alérie Niquet et Marianne Péron-Doise, L’Indo-Pacifique, nouveau centre du monde. Tallandier, 254 p., 19,90€

Delphine Allès et Christophe Jaffrelot (dir.), L’Indo-Pacifique
Un navire de la flotte chinoise © CC BY 4.0/Mehr News Agency/WikiCommons

Même si ce positionnement à l’égard de la Chine fluctue, de la coopération à la confrontation, en fonction des acteurs et des sujets, il est néanmoins structurant. C’est désormais en Indo-Pacifique que se heurtent « deux modèles, deux discours politiques, porteurs de valeurs opposées, prétendant à l’universalité », souligne ainsi Guibourg Delamotte. D’un côté, la Chine, « qui apporterait la prospérité dans un modèle sans liberté politique mais égalitaire » (ce qu’il n’est plus en réalité, précise la chercheuse) ; de l’autre, « les États-Unis et leurs alliés […] entendent encourager le développement par les valeurs libérales » tout en assurant « l’égalité de tous face au droit pour protéger de la force ». Entre les deux, la France et l’Union européenne tentent de promouvoir une « troisième voie » ou une « alternative » aux contours parfois imprécis mais susceptibles de séduire les pays du Sud global traditionnellement attachés à l’idée de non-alignement. 

Cette nouvelle donne géopolitique, ainsi que la multiplication des acteurs et des intérêts défendus, ont transformé la zone en une sorte de laboratoire des relations entre États. Selon Delphine Allès, en Indo-Pacifique sont testés des « modèles de coopération plus souples, peu institutionnalisés mais fondés sur des convergences d’agendas stratégiques, dans un contexte où les formes conventionnelles du multilatéralisme […] sont contestées ou jugées obsolètes ». Aux organisations multilatérales et aux alliances stratégiques héritées de la Seconde Guerre mondiale sont désormais préférés des formats « minilatéraux souples », des formats trilatéraux, des forums multi-acteurs mêlant société civile et représentants gouvernementaux. 

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Un foisonnement d’agencements qui peut voir les États-Unis collaborer avec l’Inde, le Japon et l’Australie sur des questions sécuritaires (QUAD), participer au Forum régional de l’ASEAN (ARF) ou au sommet de l’Asie de l’Est (EAS) aux côtés de la Chine sur des sujets économiques, dialoguer dans le cadre de formats minilatéraux avec le Japon et la Mongolie ou encore avec le Japon et l’Inde. De même, la Chine coopère avec les pays de l’ASEAN et de l’Asie de l’Est sur des sujets économiques, entretient des relations trilatérales avec la Russie et l’Indonésie d’une part, le Japon et la Corée du Sud de l’autre. La France est impliquée dans des dispositifs trilatéraux aux côtés de l’Inde et des Émirats arabes unis, ainsi qu’avec l’Inde et l’Australie… Les formats sont déclinables presque à l’infini, et l’avalanche d’acronymes qui accompagne cette multiplication d’instances de dialogue et de coopération contribue à la « cacophonie » qui émane de la région. 

Il faut néanmoins continuer à s’intéresser à l’Indo-Pacifique, aussi complexe soit-elle, et à lire les chercheurs qui tentent de la décrypter pour nous. Le centre du monde a clairement basculé de l’Atlantique vers cette région qui représente aujourd’hui 50 % de la richesse mondiale, qui abrite trois des quatre premières puissances économiques et les deux pays les plus peuplés de la planète. L’Indo-Pacifique est au cœur des échanges mondiaux : 95 % des biens et marchandises qui transitent entre l’Europe et l’Asie la traversent. Elle est aussi l’objet d’un réarmement massif, une zone de frictions entre les grandes puissances du monde contemporain. Et alors que l’actualité tourne nos regards vers l’Ukraine ou le Moyen-Orient, c’est bien en Indo-Pacifique, autour de Taïwan ou en mer de Chine du Sud, que les risques de confrontation entre la Chine et les États-Unis sont les plus élevés.