La démarche poétique de Christian Dotremont (1922-1979) est celle des grands voyageurs partis à la recherche de traces et de gestes d’écriture, de graphies et d’expériences continues entre les mots et ses images. Après la grande exposition du centenaire de 2022 et différentes publications parues à cette occasion, voici une anthologie qui retrace le parcours du poète, des marges du surréalisme jusqu’au grand Nord, où la neige, l’ombre et le vide l’invitent à la folle invention du logogramme.
L’hiver est toujours une bonne saison pour redécouvrir la poésie de Christian Dotremont. Né le 12 décembre 1922, quelques jours avant le solstice d’hiver, sa vie semble avoir été magnétisée par le grand Nord, là où les journées sont courtes et où les nuits se confondent avec l’aurore boréale – que certains peuples Samis nomment le « feu du renard » et qui brille comme l’étincelle même de la poésie. Ainsi, cette anthologie a attendu le bon moment de l’année pour nous inviter à suivre les chemins poétiques qui nous mènent vers le grand Nord, sur les routes enneigées de la Laponie.
La sélection des poèmes a été établie à partir des Œuvres poétiques complètes parues au Mercure de France en 1998 et préfacées par Yves Bonnefoy. Le choix du Mercure était un hommage à Rimbaud. Dès son plus jeune âge, Dotremont brûle du même feu pour la poésie et découvre dans la légende rimbaldienne le bois à partir duquel il forgera sa propre mythologie. Une escapade pour passer une nuit sur la tombe du vieux Rimb ou une correspondance imaginaire avec le jeune Arthur pour lui demander s’il a fini de lire André Breton et de lui rapporter son exemplaire de Henry de Monfreid, tels sont les ingrédients du mythe forgé par le jeune Dotremont, qui dès son arrivée à Paris se fait annoncer par ces mots de Paul Éluard : « La vie et la légende de Christian Dotremont par un ami d’Arthur Rimbaud ». Le paradoxe est qu’à l’âge même où Rimbaud fait une croix sur la poésie, Dotremont déclare dans un entretien que lui aussi abandonne la poésie [1]. Déclaration que ce livre aura à charge de contester, notamment en donnant en ouverture le poème « Ancienne éternité » – au titre si rimbaldien et dont l’usage des tirets et certaines formes de dialogues auraient pu être tirés directement d’Une saison en enfer.
La présente anthologie a pris soin de retenir les plaquettes publiées par Dotremont de son vivant, écartant le plus possible les inédits ou les variantes autour d’un même poème. Ainsi, près des deux tiers des Œuvres poétiques complètes ont été écartés, offrant une lisibilité retrouvée qui invite à redécouvrir le souffle poétique de Dotremont. Or rien de moins évident que d’entendre ce souffle. Pour Yves Bonnefoy, Dotremont est un des plus grands poètes du XXe siècle. Mais son œuvre est hybride. Elle est profondément expérimentale, prise dans l’aventure des avant-gardes, mêlant plasticité, photographie et cinéma dans une « créatique » continue sur l’art, la peinture et la poésie. Afin de rendre la parole à Dotremont, il fallait opérer un choix épuré, une sélection réduite à l’essentiel, qui relègue au second plan le logogramme et la démarche plastique afin de voir comment le geste se trouvait déjà dans le verbe et de restituer au poète la place qui lui revient.

Mais pareille entreprise est périlleuse. Appréhender cette parole essentielle du poète comme œuvre en faisant l’économie de placards ou de plaquettes composés à partir de logogrammes, revient à cueillir ce que Michel Butor nommait des « fleurs fanées ». Ainsi, cette anthologie reprend certains des grands textes composés à partir de logogrammes, comme « J’écris à Gloria », « Dans ma chambre » (du recueil J’écris donc je crée) ou encore la dernière plaquette Logbookletter, en montrant comment Dotremont entretient un rapport au livre qui met en question la notion d’œuvre et d’achèvement, car il y a quelque chose de réfractaire et d’inachevé dans son écriture. Cette part vouée à la dispersion – peut-être à l’échec de ses entreprises, ce qui le rapproche de Samuel Beckett ou de Giacometti – procède de la démarche expérimentale de sa poésie. Et Dotremont, qui fut fidèle à l’esprit de Paul Nougé, aurait pu faire sienne l’expression « l’expérience continue », car tout l’enjeu de cette expérience se trouve dans la continuation et le non-achevé. Voilà pourquoi le logogramme ne recherche pas la beauté ou la « belle écriture » nommée calligraphie, mais l’expérience d’une écriture à l’état naissant, qui éclot en traversant les strates du langage pour y découvrir de nouvelles formes du signe.
Voici donc un livre qui doit faire basculer nos habitudes de langage, faire tanguer les mots. Si les grands grammairiens belges s’efforçaient de proposer un bon usage du français, il appartenait au poète d’en défier les formes pour proposer d’infinies désarticulations. Ce constant décentrement poétique ponctue le long voyage intérieur du poète dans les méandres de la langue, traversant les paysages et les géographies en quête d’un amour inconsolable. Le langage, l’amour et le paysage… Telles sont les clés de l’écriture de Dotremont, les grands champs de forces qui traversent sa poésie. Tout part donc de cette fascination devant les mots. L’étymon ou la racine des mots font rêver le poète. Il les suit comme des racines qui croissent en divergeant à travers la forêt. Cette dissémination est pour le poète la véritable transformation, à l’exemple de Miró qui déclarait : « Je travaille comme un jardinier ». L’attention aux racines et aux jeux de transformation du langage lui permet de traquer le changement continu et la transition des formes en une transe de formes. Ces transformes se retrouvent dans le quotidien, les menus détails, la petitesse des choses, lorsque le poète découvre son nom écrit dans les plis d’une robe de sa bien-aimée [2]. Une telle attention ne fait qu’amplifier la leçon du jeune poète qui découvre quelques alphabets naturels dans le mouvement de l’herbe. Bientôt, il assigne au paysage, comme les Fagnes, la possibilité de décliner un alphabet de formes qui creuse le sous-sol à la recherche de l’origine du langage et de lettres.
Ces échanges du langage avec les écritures naturelles impliquent une attention à la ténuité des choses et au privilège que le poète accorde à certaines images fortes comme l’arbre, qui induit des figures fondamentales comme la forêt ou la racine. Si la racine est le premier organe créé par la germination d’une graine d’arbre, c’est son voyage souterrain qui, comme les mots, fascine le poète. La racine des mots est la manière dont les langues voyagent à travers les géographies. Elles forment la base commune des langues à partir de laquelle s’opère la poétique. Pour le poète, parcourir les grandes forêts de l’Europe le mène – après la ville surréaliste et ses sous-bois – au seuil de ce grand désert blanc qu’est la Laponie. Si chacun de ces paysages était le lieu où le poète recherchait la femme disparue, le grand vide de la Laponie devient le lieu achevé de cette absence, là où naît Logogus écrivant à Gloria. Car la grandeur du vide lapon doit être comptée parmi les choses laissées derrière par Gloria : « fort peu de vin et d’aspirine, énormément de vide, avec un désespoir encore plus lourd pour grossir » (« Gladys en allée »). Ce vide, il l’écrit pour qu’il devienne trace dans la neige – « Pour un rien plein », mêlant le vide des mots à la surface de cette géographie de glace : « dans notre géographie de plus en variable, la géologie d’elle, Gloria, et moi, Logogus, de sorcière de ciel en strige d’enfer, en fée, de stress en strophe en trophée de strates de trop peu et trop… » (« Dans ma chambre »). Tout ceci – c’est-à-dire le vide, l’absence et la neige – finit par nourrir Les grandes choses, un titre tiré d’un poème publié peu après la débâcle de Cobra, et accompagné d’une aquarelle de celle qui va bientôt prendre les noms mythiques d’Ulla, Boule d’Or ou Gloria, soulignant qu’à partir de la ténuité des choses et de la misère du quotidien, la poésie est capable d’ouvrir un temps d’où éclatent de « grandes choses » :
Et de garder les yeux ouverts sur les grandes choses fermées, et les petites
Et de crier sur les toits pour que l’écho rompe le silence
Et d’avoir envie
Ainsi, Dotremont demeure le poète des confins, celui qui réinvente la langue à partir de ces strates, de ces grandes découpes géologiques et des plissements de terrains. Il faut le lire et surtout relire sa poésie, avant la grande fonte des neiges, pour une dernière traversée à travers ses paysages intérieures, à la recherche de ces mouvements de langue et d’écriture qui nous ramènent aux sources du signe, au pays des commencements, en cette préhistoire où l’ombre d’un buisson devient une virgule ou un point d’exclamation qui fait basculer la grandeur du paysage blanc dans l’encre du poème.
[1] « Vous avez abandonné la poésie ? / Oui. J’écris des poèmes quand je suis pressé. J’écris aussi des lettres d’amour pour qu’elles soient lues » (Dépassons l’anti-art, L’Atelier contemporain, 2022, p. 107)
[2] « toi qui par-dessus l’aube écris mon nom avec le froufrou de ta robe, en crevant le soleil comme un cerceau de jour », (« L’avant-matin », Les grandes choses, p. 80)