La RDA sans parti pris

Le succès rencontré par Au-delà du Mur, principalement à l’Est de l’Allemagne, ne tient pas à la nouveauté du sujet, largement couvert, mais au renouvellement du ton adopté pour raconter l’histoire d’un pays qui exista le temps de deux générations et disparut il y a plus de trente ans. Ni diabolisation ni justification d’un régime qui campe encore dans les mémoires, des mémoires souvent irréconciliables, chacun ayant la sienne et de bonnes raisons pour cela.

Katja Hoyer | Au-delà du Mur. Histoire de la RDA. Trad. de l’anglais par Martine Devillers-Argouarc’h. Passés / Composés, 426 p., 26 €

Katja Hoyer, historienne d’origine est-allemande, aujourd’hui enseignante dans une université anglaise, voit les choses à distance : temporelle – elle n’avait que cinq ans à la chute du Mur en 1989 – et géographique. Avec cette étude sans grande digression analytique qui se lit aisément, elle s’inscrit dans la lignée d’essayistes fameux comme Daniela Dahn ou Dirk Oschmann qui, tous deux nés en RDA bien avant elle, écrivent à rebours d’une histoire officielle confortée par l’historiographie savante. Celle qu’encourage idéologiquement et matériellement la Bundesstitfung für die Aufarbeitung der SED-Diktatur, soit l’institution fédérale qui promeut l’étude de « la dictature du parti SED » (communiste est-allemand) dont les premiers bénéficiaires furent les publications des dissidents. C’est cette institution qui, également, finance en grande partie les recherches universitaires, les orientant vers les aspects dictatoriaux qui, pour avoir été réels, offrent néanmoins une image réductrice et une vision unilatérale du régime et de la société est-allemands. 

C’est en entrant dans l’histoire à travers le prisme de la politique sociale et celui du genre que l’historienne fait basculer le regard. Obligés de respecter au moins l’idéal qu’ils entendaient défendre, les dirigeants – aidés de quelques femmes à une époque où il n’y en avait encore aucune dans un gouvernement occidental, ainsi Hilde Benjamin, veuve de Werner, le frère de Walter – ont jeté les bases d’une politique d’ascension sociale et de protection de la femme qui fut un incontestable succès. Quand on ne voyait en Occident que des faibles femmes vouées aux travaux typiquement masculins, il existait, comme dans le film d’Andreas Dresen, Gundermann, des conductrices d’excavatrices et des femmes cheffes de chantier, voire d’entreprise. Le « féminisme d’État » se retrouve dans toute une littérature, de Brigitte Reimann à Christa Wolf en passant par Maxie Wander, des écrivaines qui n’ont pas vraiment leur équivalent en Allemagne de l’Ouest et, à ce sujet, on regrette que Katja Hoyer n’ait pas davantage utilisé les sources artistiques (littérature, cinéma, théâtre) qui avaient échappé, non sans difficulté, à la censure. Selon les périodes, la redoutable institution pouvait en effet baisser la garde. 

Katja Hoyer, Au-delà du Mur. Histoire de la RDA.
Traban, mur de Berlin © CC-BY-4.0/Jeanne Menjoulet/Flickr

Recourant aux témoignages, l’historienne parvient à faire revivre cet enthousiasme à construire/reconstruire un pays, notamment dans les années 1960 et 1970 où, chiffres à l’appui, elle montre les « trente glorieuses de la RDA ». Elle rappelle cette sociabilité qui trouve ses racines dans le « collectif » auquel on appartient : celui de l’école, de l’entreprise, du bureau, de l’armée, etc. Rappelons ici le film-culte Good Bye, Lenin ! qui l’évoque si bien, à mi-chemin entre ironie et ostalgie, un mot employé pour parler des bons souvenirs que la population est-allemande peut avoir gardés de sa vie « d’avant ». De même, elle met en avant la politique sociale garantissant la célèbre « Geborgenheit », soit un sentiment de sécurité procuré par la prise en charge de tout citoyen, de la crèche à la retraite, laquelle pouvait suinter l’ennui, mais éloignait les angoisses existentielles vécues aujourd’hui. On apprend d’autres choses encore, à savoir que la RDA a été le premier pays fabricant de jouets en Europe, ce qui explique le nombre de magasins pour enfants qui frappait l’observateur étranger (en l’occurrence, l’observatrice qui écrit ces lignes) ; on apprend aussi les succès de l’entreprise Carl Zeiss à Iéna (une rescapée de la désindustrialisation consécutive à la réunification) qui fabrique encore des lentilles de précision ; on apprend enfin beaucoup sur les constructions à grande échelle en matière de logement  avec les Plattenbauen, lesquels, contrairement à nos « préfabs », résistent au temps et sont destinés à durer, d’autant qu’ils ont été pour la plupart astucieusement rénovés depuis 1990. (À tel point que c’est à l’Ouest désormais, notamment dans les quartiers de Kreuzberg-Neukölln, que la laideur urbanistique saute le plus aux yeux, leur rénovation prévue avant la chute du Mur ayant été repoussée aux calendes grecques au profit de celle des quartiers de l’Est.)

Certes, avec la meilleure ou la pire volonté du monde – assortie des méthodes coercitives comme l’absence de liberté de mouvement et de parole sans lesquelles le pays n’aurait pu exister –, un socialisme, si déformé qu’il soit, dans un seul pays, a fortiori dans une moitié de pays, était, de toute façon, condamné à terme. Pourtant, c’était compter sans l’obstination et ce sentiment de supériorité que, contrairement à l’idée reçue d’une RDA, allié le plus fidèle de l’Union soviétique, les dirigeants est-allemands ont nourri vis-à-vis de la puissance mère : de Walter Ulbricht, regardant de haut Leonid Brejnev (ce qui valut à l’Allemand de l’Est une retraite anticipée) à Erich Honecker se gaussant de Gorbatchev. Katja Hoyer nous livre d’étonnantes informations sur les relations entre les camarades. Ainsi cette plainte de Brejnev concernant Walter Ulbricht, adressée le 28 juillet 1970 à Erich Honecker, alors numéro 2 du parti est-allemand : « Walter a certes des qualités… mais il se fait vieux… je te le dis honnêtement : votre pays montre une certaine arrogance à l’égard des autres pays socialistes, de leur expérience, de leur manière de diriger, etc., et même à notre égard à nous… […] La RDA fait tout mieux que tous les autres, tout le monde a à apprendre d’elle, son socialisme doit être un phare pour les autres, elle réussit tout. […] Il faut en finir avec ces airs de supériorité. » 

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Walter Ulbricht aurait pris, dit Hoyer, la fâcheuse habitude de se comparer à Lénine, à Staline et même à Marx, ce qui avait fini par irriter non seulement les « amis », comme on nommait les Soviétiques en RDA, mais son entourage. Deux décennies plus tard, son successeur, Honecker, allait à son tour s’émanciper de la tutelle soviétique. Il se passa de son assentiment en se rapprochant de l’Allemagne de l’Ouest. Non pour des raisons idéologiques, cela va sans dire, mais financières. Le petit État aurait été sur le point de plonger dans la faillite économique. Hoyer fait ici sienne une opinion, construite a postériori et largement appliquée à l’ensemble des pays du bloc soviétique sur l’imminence de leur faillite, mais Cuba démontrerait l’inverse : crachotant et cahotant, le socialisme dans une seule île n’en finit pas d’agoniser. Après tout, sans les changements en URSS introduits par la perestroïka et la glasnost, un scénario semblable aurait été possible. Il reste que les efforts de Honecker, soupçonné de faire bande à part avec Bonn dans le dos de Moscou qui ne les voyait pas d’un bon œil, ne servirent à rien. Le grand frère n’eut cette fois nul besoin d’intervenir. La chute d’Erich Honecker intervint le 18 octobre 1989, soit trois semaines avant celle du Mur.

Katja Hoyer, Au-delà du Mur. Histoire de la RDA.
Walter Ulbricht, à l’occasion du soixante-dixième anniversaire de Wilhelm Pieck (3 janvier 1946) © CC BY-SA 3.0 de/Deutsche Fotothek‎

Désormais en poste en Grande-Bretagne, l’historienne se permet de pointer les omissions et obsessions de ses confrères historiens de la RDA, encore pour la plupart ouest-allemands. Remplacés peu à peu par la génération montante, ils demeurent les mentors et les gardiens du temple : la dictature est-allemande est leur pré carré. Soit dit en passant, la recherche étrangère (anglo-américaine et française, notamment) se distingue le plus souvent par sa tonalité, si ce n’est par sa finalité, de la recherche académique allemande et ce n’est pas un hasard si le livre de Hoyer a trouvé de l’autre côté du Rhin un meilleur accueil que dans son pays natal.

Contrairement aux critiques qui lui furent adressées, on ne saurait reprocher à Katja Hoyer d’avoir occulté la répression qui accompagna l’instauration du régime, principalement entre 1949 et 1958, ni les autres épisodes dramatiques comme l’érection du Mur le 13 août 1961 et pas davantage les tirs sur les personnes qui voulaient franchir la frontière (140 morts recensés). Mais il est vrai qu’elle ne consacre que quelques pages à la surveillance de la police politique, cette Stasi documentée comme aucune autre police politique – du KGB au FBI en passant par la DST – ne l’a encore jamais été. Les lecteurs frustrés sur ce point pourront aisément se renseigner ailleurs. Les ouvrages sont nombreux et toute étude sur la RDA accorde une large part à l’activité de la Stasi et aux dispositifs de répression. 

Si Katja Hoyer ne relate que brièvement les conditions dans lesquelles s’effectua le rattachement de la RDA à la RFA, elle n’en termine pas moins sur le sentiment général que les « entreprises du peuple », soit toute l’infrastructure industrielle du pays, furent vendues pour « une bouchée de pain », pour un œuf et une pomme comme on dit en allemand, à des industriels ouest-allemands désireux de s’assurer le monopole de la production. Parfois, ce sont ceux-là mêmes qui les avaient construites qui durent les démanteler. Une vie de labeur aurait mérité une meilleure fin. Celle de la RDA a elle aussi, envers et contre tout, quelque chose de pathétique. C’est l’impression que dégage plus d’une fois Au-delà du Mur. Histoire de la RDA.