Des mondes sans pitié

La nature est féroce, mais moins que la société. Deux romancières américaines confrontent leurs héroïnes à la vie sauvage pour interroger ce qui les opprime. Dans Les terres indomptées, Lauren Groff suit, au début du dix-septième siècle, le périple d’une servante évadée de Jamestown, première colonie britannique à se maintenir en Amérique. L’ours ! L’ours ! de Julia Phillips ausculte la vie étouffante de deux sœurs sur une petite île de l’État de Washington. Lauren Groff décrit la survie en mouvement, Julia Phillips l’assignation à un territoire, mais toutes deux jouent d’une construction romanesque aussi fine qu’élaborée pour faire émerger peu à peu les aliénations de leurs protagonistes et le rapport au monde qui les a produites.

Lauren Groff | Les terres indomptées. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Carine Chichereau. L’Olivier, 272 p., 23,50 €
Julia Phillips | L’ours ! L’ours !. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Héloïse Esquié. Autrement, 320 p., 22 €

Plutôt que de faire de la nature leur vrai sujet, Les terres indomptées et L’ours ! L’ours ! l’utilisent comme révélateur des contraintes pesant sur des jeunes femmes pauvres. Lauren Groff n’appelle d’abord son héroïne que « la jeune fille », comme pour la détacher du nom qu’on lui a attribué à l’orphelinat, en rappel de ce que sa mère fut sans doute une prostituée : « Lamentations Meretrix ». Et de celui que lui a donné ensuite la riche bourgeoise à qui elle fut louée en tant que domestique, « Zed », comme son petit singe mort.

Fille d’une esthéticienne aux poumons ravagés par les vernis respirés à longueur de journée, Sam est prisonnière des factures médicales, de la Covid qui l’a privée d’emploi pendant deux ans, et du fait d’être une femme ; bien que possédant un diplôme de la marine marchande, elle n’a pu trouver de travail qu’au service de restauration du ferry reliant l’île au continent.

Toutes deux subissent le pouvoir d’hommes : le révérend aussi beau qu’hypocrite qui épouse la maîtresse de Zed en secondes noces, Kit, son fils aîné, qui viole la jeune servante, le compagnon furieux de la mère de Sam. Toutes deux ne connaissent de l’amour que de brèves étreintes sur un bateau, comme un état transitoire, fragile.

Autour de personnages aux conditions assez proches, les espaces des deux romans se répondent et s’opposent. Celui de L’ours ! L’ours ! est insulaire : la petite île provinciale dont Sam et sa sœur Elena n’ont jamais bougé, la petite maison où elles vivent en vase clos, repliées autour de la maladie de leur mère. Alors que Sam ne rêve que de partir, le roman de Lauren Groff commence à ce point précis : celui où Zed se glisse entre deux pieux de la palissade pour échapper à la colonie en proie à la famine – colonie installée sur une île et que les pionniers retranchés dans leur fort vivent comme une île.

Lauren Groff, Les terres indomptées. Trad. de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau. L'Olivier, 272 p., 23,50 €

Julia Phillips, L'ours ! L'ours !
Mont Rainier (États-Unis d’Amérique) © CC-BY-2.0/Bernd Thaller/Flickr

Comme d’autres romans américains des grands espaces, Les terres indomptées est une fuite et une poursuite. La nécessité d’avancer obsède la jeune fille. Pour échapper au soldat que les chefs du fort n’ont pas manqué de lancer après elle, pour éviter les Powathans avec lesquels les colons sont en guerre, pour survivre à la pluie et au gel combinés. Zed doit se débrouiller avec quelques vêtements et objets dans un espace inconnu et indéchiffrable. Alors, Les terres indomptées rejoint un autre genre : le roman post-apocalyptique. En ce début de XVIIe siècle, le dénuement de la protagoniste, le niveau technologique, l’environnement hostile valent la pénurie et la menace des civilisations effondrées. En un texte très physique, allant et fébrile, Lauren Groff décrit précisément les gestes par lesquels Zed lutte contre la famine et l’hypothermie. Elle insiste sur son corps. Corps souffrant qui subit blessures et maladies. Mais elle montre aussi la manière dont les épreuves la grandissent, car tout le roman se passe dans la tête de Zed et, malgré son enfance, c’est une belle tête.

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La nature s’éloigne de l’idéal : « Le monde, elle le savait, était pis que sauvage, il était juste indifférent ». Cependant, si elle n’accueille pas Zed, elle ne l’entrave pas. « Être rien, c’est ne point exister, être rien, c’est être sans passé. Il était aussi vrai, pensa la jeune fille qu’un rien sans passé pouvait se trouver libre. » Zed est remarquablement intelligente. Dans la société des hommes, cette qualité avait bien moins de poids que son origine, la réduisant à « cette petite bouffonne, qui dansait et divertissait et qui savait par cœur des centaines de chansons ». Si la forêt n’a pas de pitié, elle dépouille la jeune fille des défroques dans lesquelles on l’a contrainte et elle lui permet de découvrir « une sorte d’harmonie inhérente à cette terre, une vibration profonde dont elle ne savait pas qu’elle s’était désaccordée ». Une ouverture de l’esprit, un élargissement de l’horizon visible lorsqu’elle tourne le regard vers l’intérieur des terres. Elle a alors l’intuition de leur immensité. Sa fuite noue angoisse, douleur et beauté. Lors de la traversée d’un fleuve gelé, « hâte et terreur étaient ses ailes ». Après une tempête de grêle, « toute la forêt scintillait, argentine dans la nuit ». Sous le poids du gel, les branches se secouent et explosent en éclats glacés.

Bien que l’écriture de Lauren Groff n’ait pas tout à fait la même ampleur, on pense aux personnages de Cormac McCarthy cheminant dans une nature aussi éblouissante qu’inexorable, à leur athéisme cosmique – Zed se libère de l’idée de Dieu –, à Méridien de sang et à La trilogie des Confins. À La route, sommet du roman post-apocalyptique, au héros du Passager, seul dans l’Idaho glacé. On pense aussi aux trois premiers livres de Marc Graciano, à cause de la nature aussi merveilleuse que brutale, du choix d’une jeune fille en mouvement et de l’attention aux gestes quotidiens dont dépend la vie.

Lauren Groff, Les terres indomptées. Trad. de l'anglais (États-Unis) par Carine Chichereau. L'Olivier, 272 p., 23,50 € Julia Phillips, L'ours ! L'ours !
Lauren Groff (2022) © Jean-Luc Bertini

La froide âpreté des « terres indomptées » témoigne aussi d’un rapport au monde, celui de colons dont la barbarie vide, incarnée par le fort funèbre où ils se claquemurent, se faisant souffrir les uns les autres, justifie que le nouveau continent les rejette. À un autre niveau, on peut voir dans le dépérissement des pionniers le sort d’une humanité capitaliste incapable d’une relation durable à son environnement. Une incompatibilité dont Zed est la victime inoubliable.

Les personnages de L’ours ! L’ours ! sont à peine mieux lotis. Usant d’une écriture simple, efficace, Julia Phillips cisèle une intrigue aussi tragique qu’imprévisible. Ici, la fatalité est multiple, sociale, familiale, personnelle. Sam s’est construite sur un rapport fusionnel avec son aînée, Elena. L’arrivée d’un ours sur leur île va petit à petit éclairer des failles qui lui étaient demeurées invisibles. Des années de maladie de la mère ont accumulé les dettes. Les parcours lancinants des deux sœurs de la maison à leur travail, les allers-retours du ferry disent ces vies qui n’avancent pas. On pourrait être dans Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas. Mais, alors que Sam s’enferme dans des refus inquiets, Elena sait faire des rencontres lors de ses trajets. Comme dans Les terres indomptées, se dessinent par petites touches des rapports au monde – cette fois-ci plus social. Celui de Sam est méfiant, marqué par la peur. Celui d’Elena se révèle différent. Mais vis-à-vis de l’ours, cet autre nous-même innocent autour duquel tourne le roman comme d’un point aveugle, aucune des deux ne trouve la juste distance. Là encore, le rapport des Américains venus d’Europe à la nature est faussé. Seule une employée des Eaux et Forêts, en partie issue de la nation Cœur d’Alène, essaie de maintenir un rapport équilibré à l’animal. Mais, dans les tragédies, on n’écoute jamais les personnages secondaires raisonnables. En ce qui s’apparente à un huis clos, avec quelques personnages, Julia Phillips révèle petit à petit leur complexité et les imaginaires qu’elles ont dû développer pour vivre dans une société qui leur laisse peu de place.

Les terres indomptées et L’ours ! L’ours ! prouvent qu’on peut créer de la beauté avec des histoires sombres et qu’un rapport au monde globalement tordu empêche des personnes profondes d’y vivre la vie qu’elles mériteraient.