Toujours, la noblesse ?

Quoi de plus stable que la condition nobiliaire, transmise de père en fils, depuis des temps immémoriaux ? Mais la réalité est bien éloignée de ce discours justificateur de longue durée, qui biaise encore aujourd’hui notre approche. Avec brio, Élie Haddad nous démontre comment, au cours des trois siècles de l’Ancien Régime, la société française est passée d’une noblesse à une autre.

Élie Haddad | D’une noblesse l’autre. France XVIe-XVIIIe siècle. Champ Vallon, 412 p., 27 €

Il incombe en effet à l’historien, en s’appuyant sur les apports de la sociologie et de l’anthropologie, de penser le changement, ce qui, quand on étudie les sociétés du passé, n’est finalement pas si aisé. En effet, il ne s’agit pas seulement de constater que les familles qui se réclament d’une appartenance nobiliaire se renouvellent et de fait se remplacent pour partie, tout au long de la période. Il faut surtout prendre la mesure de ce que les mots eux-mêmes changent de signification. Se dire noble en 1500 et en 1789, ce n’est pas parler de la même chose, et cela ne fonde pas les mêmes rapports de domination. Au sortir du Moyen Âge, il n’existe pas véritablement de statut et de groupe nobiliaire unifié à l’échelle du royaume. La condition nobiliaire se fonde avant tout sur la détention de seigneuries, sur un genre de vie localement reconnu et, si besoin, sur des preuves de noblesse orales. Trois siècles plus tard, la place fondamentale de la terre s’est largement effacée : même si l’idéologie féodale est toujours mise en avant, le rapport concret aux seigneuries familiales se distend : on y réside et on s’y fait inhumer de moins en moins, on les cède ou on les vend parfois. Être noble est maintenant avant tout une affaire de filiation, et essentiellement de filiation par le sang paternel, patrilignagère. Un véritable statut nobiliaire existe désormais et la noblesse, second ordre du royaume, possède une existence juridique incontestée. Mais pour ce faire, il faut fournir des preuves écrites de son appartenance, que les agents du roi sont appelés à valider ou non.

C’est entre le règne de Henri II (1547-1559) et celui de Louis XIV (1643-1715) qu’Élie Haddad situe la « grande transformation » de la noblesse. Progressivement, la monarchie s’est donné les moyens de l’encadrer. Pour ses enquêtes de noblesse, elle définit de nouveaux critères d’ancienneté, par la production de documents écrits remontant au moins à trois générations. Si elles garantissent des droits, elles ferment en revanche la porte aux formes anciennes d’anoblissement, fondées sur le genre de vie, la détention de seigneuries et la reconnaissance locale. En contrepartie, la monarchie met sur pied ses propres procédures d’anoblissement, par les offices voire par de simples lettres, qui font du service du roi une voie d’accès à la noblesse complémentaire de celle de l’ancienneté prouvée par des traces écrites.

Cette évolution à la fois promue et pilotée par la monarchie et ses agents se déroule parallèlement à de profondes transformations des systèmes de parenté pour ceux et celles qui se disent nobles et qui s’intègrent à ce qu’on désigne à partir du XVIe siècle comme des « maisons » nobles. La filiation paternelle est de plus en plus mise en avant, avec de multiples conséquences : le rôle du couple comme puissance dynamique de circulation des noms et des biens entre les maisons recule progressivement, tout comme son autonomie économique ; a contrario, le modèle patriarcal se renforce. Parallèlement on assiste à une réduction nette de la natalité nobiliaire et à une concentration des alliances sur les aînés et aînées des lignages, au détriment des cadets et cadettes, de plus en plus souvent réduits au célibat. Les processus à l’œuvre, bien établis par les historiens, ne sont pas toujours évidents à comprendre. Haddad reconnait lui-même que la forte diminution du nombre des enfants mariés constitue un « changement radical de comportement qui n’a pas encore été expliqué », alors qu’il a des conséquences considérables. 

Elie Haddad | D'une noblesse l'autre. France XVIe-XVIIIe siècle
« L’enseigne de Gersaint », Antoine Watteau (1715) © CC0/WikiCommons

L’auteur guide ainsi le lecteur dans les méandres des mutations des usages familiaux en soulignant qu’il faut bien distinguer l’emploi des mots par les sociétés du temps et les concepts anthropologiques qui peuvent les réutiliser. Il incite à de multiples reprises à la vigilance. Ainsi en va-t-il de l’emploi hautement inflammable du mot race : « difficile de trouver mot qui suscite plus de malentendus et d’anachronismes ». Race renvoie en fait, dans le contexte de l’étude, à un groupe de parenté patrilignager, pour nommer les choses dans la langue des anthropologues.

Toute ces évolutions ne se font pas sans tensions. Les contraintes accrues pesant sur les choix familiaux, tant en termes de mariage que de ressources, multiplient les conflits au sein des familles. La noblesse, pour laquelle le discours sur l’unité de l’ordre continue à s’imposer, est en fait traversée de divisions croissantes, révélatrices d’une « cascade de mépris » qui n’est pas réservée aux roturiers. L’évolution tant sociale que matrimoniale a largement rompu les liens entre petite, moyenne et haute noblesse, que les alliances multiples encore courantes en début de période rapprochaient alors les unes des autres. L’aristocratie de cour tend à se comporter comme une caste. Et même si bien des familles combinent pratiquement, via le service du roi et les alliances, des composantes militaires, officières, voire financières, tout un discours hiérarchise, et donc oppose, noblesse « d’épée » et « de robe ». Par ailleurs, la nécessité croissante de prouver sa noblesse ou la qualité de celle-ci, alors même que les contrôles mis en œuvre par les généalogistes au service de la monarchie se veulent de plus en plus exigeants, multiplie doutes et tensions au sujet des statuts. Et à tout ceci s’ajoute le débat qui traverse la société du XVIIIe siècle sur la pertinence des privilèges d’un ordre dont l’utilité sociale est de plus en plus contestée.

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Le grand talent d’Élie Haddad est donc de combiner les diverses évolutions, du familial au monarchique, pour montrer comment elles font système. Soucieux de mettre en évidence les caractères d’ensemble du processus, il s’appuie en même temps sur une connaissance très fine des sources et multiple les exemples pertinents, qui font sens pour le lecteur. C’est qu’il ne s’agit pas ici simplement d’illustrer. En effet, si l’auteur souligne avec raison que les hommes et les femmes agissent toujours dans un cadre contraint, tant sur le plan idéologique que matériel, il insiste également sur leurs marges de manœuvre, sur le fait que les normes et règles sociales ont du jeu et que des choix variés, voire divergents, sont possibles, ainsi pour les modes de transmission des biens. D’où l’intérêt d’observer, tout au long de la période, les comportements de familles précises, à grand renfort d’arbres généalogiques ou d’extraits de Mémoires.

C’est finalement un ordre à la fois puissant et fragilisé qui est percuté par la Révolution. Ici, affirme Haddad, il faut récuser Tocqueville et sa vision continuiste du passage de l’Ancien Régime à la Révolution. L’abolition de la féodalité (1789) puis la suppression de la noblesse comme statut juridique (1790) marquent alors une vraie rupture. La disparition de la seigneurie et la fin du lien ancien entre pratiques politiques et parenté atteignent les fondements mêmes de la noblesse. 

Ainsi, on pourrait croire que l’essor et la floraison de la noblesse, cette spectaculaire « sociogenèse » minutieusement décrite dans le livre, s’achève sur une mort constatée. Mais il n’en est rien. Une définition de la noblesse par son essence familiale, désormais coupée de toute reconnaissance juridique, lui permet finalement de subsister sur la base d’une hérédité supposément transmise par le sang paternel. Comme le constate Élie Haddad, ce « fantôme social » a la vie dure, en raison de la « propension des hommes à naturaliser les êtres sociaux désignés par leur langage ». Le livre récent de Laure Murat, Proust, roman familial, est là, après bien d’autres, pour en témoigner.