Jusqu’au bout de la physique

En publiant de nouveau un texte qui pourra stimuler et libérer les potentialités de ses lecteurs parce qu’il s’écarte des clichés de la science destinée à un large public, Julien Bobroff repousse lui-même une frontière, à l’instar des protagonistes de son livre. Après avoir conduit ses lecteurs au cœur de la nouvelle révolution quantique, il nous donne un aperçu sur la physique de l’extrême.

Julien Bobroff | La physique de l’extrême. Albin Michel, 208 p., 21,90 €

La communication scientifique est un sujet qui fait souvent la une de Nature ou de Science, deux des revues généralistes les plus prestigieuses, qui, pour le meilleur et pour le pire, transcrivent les positions de l’élite scientifique internationale. Il suffit de lire, ou de visionner, les entretiens avec des scientifiques et des spécialistes de haut niveau pour se rendre compte de leur médiocre capacité à communiquer avec un public non composé de collègues. 

L’incapacité d’une communauté de savants à se confronter au reste de la société ne pose pas que des problèmes politiques, surtout dans une société qui se veut démocratique. Elle pose aussi des problèmes internes à la communauté scientifique, liés à la difficulté de recrutement dans le métier de chercheur causée par une image et des méthodes pédagogiques qui n’arrivent pas à répondre aux attentes des jeunes générations. Aujourd’hui, malgré une rhétorique omniprésente et un peu creuse insistant sur l’importance de la « communication » à tous les niveaux, on vit plutôt dans une société du spectacle dans le sens, pas tout à fait positif, que Guy Debord donnait à cette expression. 

En effet, presque tout l’effort de communication du chercheur doit se diriger vers des collègues, soit par le biais de publications évaluées par des pairs, soit par l’intermédiaire d’agences qui gèrent les financements sur la base de critères définis par des décideurs. Personne ne considère la médiation scientifique, ce qu’on appelait avant la « vulgarisation », comme un point fort dans un CV. Cela mène les scientifiques à s’adresser au grand public sur un ton se situant à mi-chemin entre l’excès de confiance nécessaire au financement d’un projet et la superficialité de l’orateur qui juge évident le manque de compréhension de ceux qui l’écoutent. 

Quant à l’innovation pédagogique, elle se concentre sur l’élaboration frénétique de nouveaux titres, à la mode, pour de vieux parcours. La prolifération de masters aux dénominations de plus en plus séduisantes est un signe assez inquiétant d’une époque qui a abandonné la notion de « droit à l’étude » pour faire place à une sorte de supermarché de la formation. 

Julien Bobroff présente une maquette de tour Eiffel en lévitation grâce à la supraconductivité (Paris, 2011) © CC BY 4.0/Jubobroff/WikiCommons

Chez Julien Bobroff, on est aux antipodes de tout cela. Avec un passé de chercheur en physique du solide, Bobroff se consacre depuis un peu plus d’une décennie à l’étude de la communication scientifique et à sa pratique. Il est bien conscient que médiation d’un côté et renouvellement de l’offre pédagogique de l’autre sont deux aspects du même problème, et pour cela il travaille sur les deux fronts. Dans l’un de ses articles sur The Conversation, revue en ligne qui a pour objectif la construction du dialogue entre université et société, Bobroff a récemment lancé la notion d’« anti-conférence ». L’idée lui est venue à force de se retrouver dans des conférences traitant la question de l’innovation pédagogique, où des centaines de savants se retrouvent et exposent leurs avis de la façon la plus conventionnelle du monde : un orateur présentant ses PowerPoint face à un amphithéâtre dont le public reste silencieux. Il en est né l’« anti-conférence », menée par Bobroff et par des collègues dans les bois du plateau de Saclay. Objectif premier, produire une expérience pédagogique qui soit une antithèse des méga-réunions comme la réunion annuelle de l’American Physical Society.

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Côté communication, Bobroff et son équipe ont réalisé, ces dernières années, un travail énorme. Le problème qu’ils se posent est le suivant : comment transmettre des concepts de manière claire, efficace, en utilisant des outils de communication adaptés aux exigences du public d’aujourd’hui ? Les vidéos de la chaîne YouTube de Bobroff sont un exemple extraordinaire de la façon dont, en étudiant de manière approfondie toutes les formes de communication, on peut produire des podcasts de moins de deux minutes où chaque geste, chaque animation, chaque image contribue à transmettre un concept physique de manière précise et inoubliable. On est loin de l’identité profondeur/ennui, mais aussi de la sur-simplification, voire de la banalisation, qui affectent une partie importante de la vulgarisation, même quand elle est le fait d’éminents scientifiques.

Dans La physique de l’extrême, Bobroff se lance dans le format plus traditionnel du livre en mettant à profit l’expérience développée avec ses productions multimédia. Avant tout, la brièveté : aucun des onze chapitres ne dépasse les vingt pages. Deuxièmement, la dramatisation : l’aspect gestuel, l’intonation, les expressions qui dirigent l’attention dans des vidéos, se perdent à l’écrit. La solution stylistique choisie par l’auteur est de compenser cette perte en donnant une forme narrative aux chapitres, chacun se lisant presque comme une nouvelle. Enfin, le format général du livre : le titre ainsi que la quatrième de couverture nous promettent une liste de records atteints par la physique. Dans les onze chapitres, on découvrira les expériences qui ont permis d’obtenir : le champ magnétique le plus intense, la température la plus basse, la pression la plus élevée, la caméra la plus rapide, le microscope le plus puissant, le temps le plus court, la balance la plus précise, l’objet le plus immobile, le plus rond, le gaz le plus calme et le mouvement le plus infime. Nous pourrions nous croire menés vers une vulgarisation spectaculaire et plutôt superficielle, à la manière de la National Geographic Channel, entre célébration de la puissance de la science et glorification de l’esprit de compétition des chercheurs. Mais ce n’est pas du tout le cas. Chaque record est contextualisé par l’histoire des scientifiques qui l’ont atteint et, surtout, chaque dépassement est présenté conjointement avec les attentes qu’il soulevait et les conséquences conceptuelles qu’il a entraînées. L’image qui en sort, plus que celle un peu belliqueuse et positiviste d’une frontière de connaissance qui avance en repoussant l’ignorance, est celle d’une science où l’élargissement du domaine du visible oblige, à chaque fois, à reconfigurer le domaine du dicible. 

Julien Bobroff, La physique de l’extrême
© Julien Bobroff

On pourra apprécier, dans les différents chapitres, à quel point les grands cadres théoriques dont est faite la physique contemporaine – mécanique quantique, relativité générale et thermodynamique – se confrontent aux conséquences du dépassement de telle ou telle autre limite expérimentale. 

La forme écrite offre aussi des opportunités qui manquent aux vidéos. Ainsi, Bobroff n’hésite pas à répéter d’un chapitre à l’autre des concepts fondamentaux, comme le lien entre température et mouvement à l’échelle microscopique, en en faisant ainsi un background qui reste après la lecture. Il ne manque pas non plus de mettre le doigt sur des questions sociales relatives à la science, notamment la question du genre, la physique étant vue, encore aujourd’hui, comme un domaine essentiellement masculin. 

Chaque chapitre est enrichi d’une bibliographie, et pas n’importe laquelle. Parmi quelques articles et livres grand public, on trouvera les références aux articles scientifiques originaux où les résultats décrits dans le texte ont été publiés. Ici, Bobroff brise un dogme implicite chez la majorité des vulgarisateurs : le public généraliste, comme il n’a pas les moyens, culturels et/ou intellectuels, d’aller vers la littérature scientifique, doit être tenu à l’écart. Or, à une époque où, grâce à Internet, une grande quantité de publications se trouvent en libre accès, le fait de ne pas donner l’opportunité au lecteur d’accéder à la source d’un important résultat scientifique est une attitude présomptueuse et élitiste. L’expert qui croit savoir ce que les « non-collègues » peuvent ou ne peuvent pas comprendre risque de cloisonner les savoirs auxquels il serait censé donner accès. Un article scientifique est difficile à lire même pour les chercheurs. Cependant, étant donné qu’il est composé de parties différentes – résumé, introduction parfois assez générale, discussion avec conclusions –, il se prête à plusieurs niveaux de lecture. Même s’il est ardu, le fait de pouvoir essayer de le lire constitue une ouverture qui aurait été impossible il y a trois décennies et dont trop peu de personnes profitent aujourd’hui. Paradoxalement, avec une accessibilité sans précédent aux sources de toute information, notre époque voit une utilisation sans précédent de sources de deuxième, troisième et énième ordre. Il s’agit d’un phénomène sur lequel tous ceux qui se préoccupent du rôle des réseaux sociaux et de l’essor de la « post-vérité » devraient se pencher.

Juste avant sa mort, survenue subitement en septembre 1985, Italo Calvino, dans le texte inachevé de ses Norton Lectures, publié ensuite sous le titre de Leçons américaines, identifiait une série de propriétés devant caractériser la littérature du nouveau millénaire : légèreté, rapidité, exactitude, visibilité, multiplicité et cohérence. Bobroff semble suivre à la lettre ce que Calvino souhaitait puisque chacun de ces substantifs s’applique très bien à sa production. 

Julien Bobroff montre que ses travaux sur la communication et sur l’innovation pédagogique peuvent être aussi fructueux et importants que les recherches qui mèneront quelques-uns de ses collègues vers le prix Nobel.