Reid et la défense du sens commun

Une philosophie du sens commun met en évidence les principes et les croyances qui, naturels et irrésistibles, sont les conditions de toute pensée rationnelle. L’ambition de les fonder ou de les contester aboutit à des thèses philosophiques ridicules. Le parangon de la philosophie du sens commun est Thomas Reid, un philosophe écossais de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Beaucoup lu en France au XIXe siècle, il est aujourd’hui à redécouvrir.

Angélique Thébert | La philosophie de Thomas Reid. Vrin, coll. « Repères Philosophiques », 196 p., 13 €

Pour Thomas Reid (1710-1796), le philosophe idéaliste ou le philosophe sceptique marche sur les mains ; il pense contre sa nature ; il retombera bientôt sur ses deux jambes, revenant au sens commun. Descartes, avec ses prétentions de tout reprendre depuis les fondements après une cure de scepticisme, retrouve finalement, après bien des extravagances, ce dont personne ne doute jamais. Pour Hume, notre connaissance se réduit à des habitudes sans justification épistémologique et moins encore métaphysique. Mais mieux vaut douter des arguties sceptiques que de nos croyances les plus enracinées et naturelles – ce qui, de toute façon, nous est impossible. Nos pouvoirs intellectuels et nos pouvoirs d’action sont appropriés à la connaissance et à l’action humaine. Avec les membres du « Wise Club » d’Aberdeen puis à l’université de Glasgow, en homme des Lumières écossaises, bien différentes des Lumières françaises, Reid prétendait participer au développement d’une science de l’esprit humain décrivant notre manière naturelle de penser. Car, manifestement, nous connaissons réellement les choses elles-mêmes, même si c’est dans les limites de notre nature.

Angélique Thébert présente Reid avec justesse et fidélité en l’inscrivant dans son cadre historique. Il eût été possible d’adopter une autre perspective, en inversant l’histoire. Redescendre vers Reid à partir d’une partie de l’épistémologie contemporaine, Wittgenstein, Moore, Peirce, le cardinal Newman. Pas plus que Reid, ces philosophes n’adoptent ce qu’il appelait le « système idéal » : la thèse philosophique selon laquelle le monde n’est que notre représentation, voire une fiction. Il ne suffit donc pas de reprendre le jugement négatif, moqueur même, formulé contre Reid par Kant, dans l’introduction des Prolégomènes à toute métaphysique future. Ne faut-il pas que Reid ait tort contre Hume pour que Kant puisse prétendre avoir raison contre le sens commun ? Il existe dans la philosophie moderne une tradition qui ne prit pas le tournant du système idéal, transformé par Kant en idéalisme transcendantal : sa source est chez Reid. Cette tradition est trop peu connue.  

Chacun à sa façon, Descartes, Locke, Berkeley et Hume font de nos représentations intérieures des réalités mentales. Ce qui, pour Reid, empêche de saisir et même d’apprécier les pouvoirs et les opérations de l’esprit humain. Maintes analyses psychologiquement détaillées de la perception, de l’activité de compréhension ou de l’action humaine le montrent dans les Recherches sur l’entendement humain ou les Essais sur les pouvoirs intellectuels de l’homme et les Essais sur les pouvoirs actifs de l’homme. En bon « dentellier de l’esprit », dit Angélique Thébert, « Reid dédramatise l’activité de la pensée ». Nous sommes faits, et bien faits, pour la connaissance, la vérité et la vie bonne. Reid défend ainsi un réalisme direct : si la sensation n’est qu’un signe, la perception appréhende l’objet perçu, et non un intermédiaire mental.

Angélique Thébert | La philosophie de Thomas Reid.
« The Skating Minister », Henry Raeburn (1790) © CC0/WikiCommons

Cette défense du réalisme direct, finalement honni dans la philosophie contemporaine, explique que Reid ait été délaissé en France – mais il l’est presque autant dans les pays de langue anglaise – alors qu’il fut traduit (par Théodore Jouffroy) et commenté (par Victor Cousin) au XIXe siècle, non sans certaines ambiguïtés exégétiques. Le spiritualisme, y compris celui de Bergson, puis le kantisme furent fatals à l’étude de Reid en France ; et ailleurs, l’empirisme logique ne fut pas plus favorable à la philosophie du sens commun. Récemment, dans la philosophie dite « expérimentale », on s’est fait fort de prouver, au moyen d’enquêtes sociologiques, que le sens commun n’existe pas. Pourtant, le réalisme est revendiqué par un courant de l’épistémologie actuelle, avec Alvin Plantinga, Nicholas Wolterstorff (auteur d’un Thomas Reid and the Story of Epistemology), William Alston. Ils insistent sur la fiabilité des croyances, qui ne suppose par leur justification ; et ils défendent aussi une métaphysique du sens commun : l’idée de dispositions naturelles de connaître et d’agir bien, plutôt que d’obligations épistémiques et morales. L’épistémologie dite des vertus, devenue à la mode, n’est pas en reste.

Mais, diable, par quoi ou même par qui serions-nous aussi bien faits ? Par la nature, certes, mais elle résulte de l’action créatrice de Dieu. C’est aussi pourquoi tout ce qui contredit l’un des principes premiers et naturels des vérités nécessaires ou contingentes – Reid en donne une liste fameuse dans le chapitre III du sixième de ses Essais – risque de conduire au charlatanisme philosophique. Reid le diagnostique chez certains auteurs, anciens ou de son époque ; il le moque en formules bien senties, rendant sa lecture revigorante. Il parle de « l’émotion du ridicule ». Ceux qui n’ont pas la tête toute retournée par Descartes, Locke et Hume ressentent une telle émotion ; elle peut remettre leur tête à l’endroit, et elle est un guide sûr en philosophie ; elle signale l’inanité du rejet ou même de la suspension des principes du sens commun. Ne sont-ils pas encore à l’œuvre quand on prétend les renverser ?  Au sujet du théisme de Reid, Angélique Thébert écrit que « l’optimisme épistémologique de Reid semble […] découler de la conviction que Dieu existe ». Refuser de croire à son existence, c’est comme douter de l’existence d’autres esprits ; on frise l’absurde. C’est un argument que Plantinga reprend à nouveaux frais dans son livre God and Other Minds.

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Reid défend aussi la valeur épistémique du témoignage et celle de l’autorité ; ni l’un ni l’autre ne sont réductibles à des contrôles en première personne. Ce qui souligne le lien entre notre constitution naturelle, la disposition à croire (le principe dit « de crédulité », caractéristique de la confiance épistémique) et le langage (ce qui justement nous est commun). « Les témoignages et l’autorité d’autrui ne sont pas des béquilles sur lesquelles notre raison devrait s’appuyer tant que nous sommes enfants », mais ce sont « d’authentiques sources de savoir », explique Angélique Thébert. En philosophie morale (ou plutôt pratique, incluant la vie sociale et même économique), on ne sera pas étonné que Reid soit également réaliste : il y a des faits moraux et pas seulement un sentiment moral ; et ces faits sont connus.

En enseignant la philosophie de Reid, j’ai remarqué qu’elle prend à rebrousse-poil ce conformisme anti-réaliste, relativiste et subjectiviste que les sciences humaines et sociales ont contribué à généraliser. Les étudiants se révoltaient contre une affirmation telle que : « les choses que nous percevons distinctement par nos sens, et qui sont ce que nous percevons, existent réellement ». C’est honteux, en effet. Pour Reid, certes, la philosophie n’est pas une entreprise faite pour nous détromper et nous réformer. La philosophie du sens commun est un antidote contre la « metaphysical lunacy », la folie métaphysique, qui prend aussi parfois le nom de « sciences ».

En plus de cette introduction, Vrin a récemment publié d’excellentes traductions des principales œuvres de Reid, et d’autres traductions sont à paraître. Nous avons ainsi tout ce qu’il faut pour revenir au sens commun et échapper ou remédier à la folie métaphysique.