Penser de toutes ses forces

Face à une actualité désespérante, le nouveau recueil d’Hélène Cixous constitue un support de réflexion. Quand ce sont précisément les mots qui nous manquent pour digérer un désastre qui nous semble insurmontable, lire ces textes nous rappelle que le malheur a déjà frappé de nombreuses fois et qu’il n’y a pas meilleur remède à l’impuissance que la pensée.

Hélène Cixous | Et la mère pond vite un dernier œuf. Gallimard, 136 p., 17,50 €

En ouverture du recueil, l’éditeur prévient : « Comme l’autrice ne se souvient pas toujours ni des circonstances ni des lieux de publication, considérons que les inédits et les autres se rejoignent dans un ordre qui en fait un recueil écrit aujourd’hui. » On pourrait ajouter : pour aujourd’hui. 

Réfléchir, discuter et écrire semblent être le moyen qu’a choisi Hèlène Cixous pour affronter un monde terrifiant. Née d’une mère qui a fui l’Allemagne à l’orée du nazisme en 1937 et d’un père né dans une famille juive d’Algérie – où elle a grandi durant la colonisation et au début de la guerre de libération –, elle a elle-même été au plus près de l’horreur.

Dans le texte intitulé « Pour un prologue », placé au milieu du recueil, elle écrit : « plus d’un demi-siècle sépare mon enfance et celle de mes petits enfants comme celle de mes lecteurs », ajoutant plus loin que son demi-siècle, bien différent du nôtre, était « composé de tant de guerres, de ruines, d’extinction de races, de royaumes, de divisions et convulsions de planètes ! ». L’année qui vient de s’écouler, avec ce qui se passe en Palestine particulièrement, ressemble pourtant de façon troublante à cette description.

Puisant dans les souvenirs de son « enfance prophétique », Hélène Cixous évoque donc les guerres qui lui étaient proches : la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, ainsi que la guerre d’Algérie. Elle s’attache aussi aux souvenirs des autres, de ceux qui l’entourent ou qui l’ont entouré, sa mère, Eve, qui traverse bon nombre de ses textes, ou l’écrivain Piotr Rawicz. Elle s’adresse à ce dernier dans le texte intitulé « Je n’ai pas été dans un c.c », sur les camps de concentration : « on n’arrive pas à en être sorti »« On sort du monde infernalisé et en vain : on ne peut pas rentrer dans le séjour des humains qui ne sont pas formés, informés, pas affamés. On n’est pas concevable. »

Hélène Cixous, Et la mère pond vite un dernier Œuf,
Max et Moritz © CC0/WikiCommons

Elle s’est aussi intéressée à des guerres et des drames plus éloignés d’elle, comme ce qui s’est passé au Cambodge, qui est resté « sans nom », et qui est d’une certaine façon tout aussi inconcevable : « Ce coup-là on ne l’avait pas prévu. L’évacuation de Phnom Penh, l’éviscération d’une capitale, la déportation de 700.000 personnes en une journée, ça on ne l’avait pas encore imaginé. » 

Mettre des mots sur ce qui surprend, ce qui bouleverse, c’est ce qu’essaie de faire Cixous dans chacun de ses textes. Sa réponse à ce qu’on peut faire quand l’impensable se produit, c’est de penser quand même : « penser de toutes ses forces ce qui n’est encore que magma sans nom. Enregistrer. Descendre dans les rues. Crier, se taire. Écrire. Refuser. Recueillir. Prélever des fragments de ruines. Sauver des restes. Dire des mots auxquels on doit pouvoir souffler un peu de force d’émotion ».

Elle le fait en différentes langues : « Tout ce qui ne peut se dire, peut se dire : il suffit d’écrire, c’est-à-dire traduire, ce qui ne peut pas se dire en français peut en s’étrangeant se faire entendre autrement outrallement. » Elle le fait avec les formules qui existent, et celles qu’elle invente et qui font sens : « comment nepasécrire », « comment l’on devient recriminel ». Elle le fait avec ses propres mots ou en recourant à ceux des autres : Hugo, Derrida, Rousseau, ou Kafka

La mère de l’autrice a fait de même en devenant pour quelques jours « metteuse en scène, auteur de théâtre et Grand Maître du Livre. », quand elle a incarné (en français et en allemand) Max et Moritz, les personnages de Wilhelm Bush, pour ses enfants. Le ton franc, méchant, de l’auteur allemand, et les aventures où la frontière entre bien et mal est totalement brouillée, ont bien fait rire Hélène et son frère convalescent, alors que la guerre d’Algérie faisait rage à l’extérieur et qu’ils étaient reclus dans leur maison à Oran. Ce souvenir d’Algérie, l’un des plus précis et doux, est peut-être à l’image de toute la relation, importante et complexe, à la fois dedans et dehors, qu’elle a au pays : « Je désirais l’Algérie mais jamais je ne m’en pris à elle, j’étais debout à l’entrée des rues, sur les places, et je la priais, je l’espérais… » 

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Même si elle y a très peu de souvenirs concrets, puisqu’elle ne fréquentait aucun « lieu arabe », elle doit au passage dans ce pays ce qui la constitue en partie : « l’étrangeté natale, le sens sans douleur de l’inappropriable, l’expérience de l’inracinement… ». Sans doute son rapport aux langues est-il lui aussi intimement lié à cette histoire : « je grandissais dans un pays insensé, rendu fou par le décret d’occupation, où la langue natale, celle qu’on disait l’arabe, est déclarée comme morte, reléguée, abaissée, minorisée, dévaluée sur tous les marchés économiques politiques culturels, il y a de quoi rendre fou chacun des peuples qui habitent cet inhabitable ».

La folie est l’un des nombreux sujets qui occupent Cixous, elle-même a été « folle pendant deux années j’habitais en enfer avec des voix téléphonées qui me donnaient des fausses erreurs comme des nouvelles ». De cette expérience, elle souhaite garder la trace, dit-elle, pour pouvoir écrire à partir de cette blessure : « La nostalgie du pire voilà ce qui vous fait écrire ».

Le pire, c’est aussi ce qu’ont traversé deux femmes avec qui Hélène Cixous s’est liée et qu’elle raconte dans le texte « Cérémonies ». Une Cambodgienne et une Malienne qui lui font le récit de leurs drames et qui lui demandent de les écrire. Tout au long du texte, elle se demande ce qui la lie à ces deux femmes aux trajectoires si différentes de la sienne, elle qui est tout de même consciente de ses privilèges, de sa chance. La réponse se trouve bien sûr dans leur expérience commune de la misogynie, leur appartenance à « la grande communauté des discriminées-nées ». Un exemple parmi tant d’autres de liens salvateurs face à une réalité géopolitique insensée. Étrangement, être plusieurs à trouver fou ce qui se passe est réconfortant.