Écritures pour fins de régime

Tout semble opposer dans l’écriture et l’esprit Vikenti Veressaïev (1867-1945) et Evgueni Kharitonov (1941-1981), sauf une chose d’importance : leurs deux écritures se forment à la fin d’un régime politique, le tsarisme pour l’un, le communisme soviétique pour l’autre. Il ne s’agit nullement de rapprocher mais d’examiner et d’identifier ces deux lumières crépusculaires sur un empire et son histoire antinomique et commune.

Vikenti Veressaïev | Notes d’un médecin. Trad. du russe par Julie Bouvard. Préface de Dimitri Bortnikov. Noir sur Blanc, 262 p., 23 €
Evgueni Kharitonov | En résidence surveillée. Trad. du russe par Raphaëlle Pache. Préface et notes d’Arthur Clech. Perspective Cavalière, 302 p., 23 €

Ces deux régimes politiques se suivent et pour ainsi dire se consument dans chacune de ces deux œuvres, si éloignées l’une de l’autre, mais elles parlent chacune à sa façon d’un déclin irrévocable. Vikenti Veressaïev est un médecin qui encadre rigoureusement sa pratique d’un devoir et d’une démarche morale, au risque d’affronter des oppositions : « Un médecin se doit de soulager facilement les douleurs et de guérir les maladies – conviction que la réalité contredit à chaque pas. » Une réalité qui porte aussi un caractère politique : chaque pas dans ce pays erratique, plus mouvant qu’il n’y paraît aux observations hâtives (Russie/URSS/Russie nouvelle, en des mouvements et déchirements internes contradictoires), chaque pas que son habitant peut former est pour celui-ci autant une raison de rester qu’une raison de partir. La Russie a toujours porté et entretenu sa négation à un degré rare. Les deux livres examinés ici le montrent et le font sentir, chacun selon son temps et à sa manière.

Notes d’un médecin (1900) est d’abord un livre de force d’âme et de lutte sociale. Un livre de doute aussi, et le doute s’y installe comme seul point d’appui de l’action et seul mortier de l’individu dans la vie collective. « Il me fallut beaucoup de temps pour me résigner aux limites de la médecine […]. L’absolue fatalité porte toujours en soi quelque chose qui réconcilie avec elle », écrit Vikenti Veressaïev, devenu médecin des classes pauvres. Le point de vue médical glisse tout naturellement vers une analyse morale et sociale de la Russie du dernier tsar. Mais, plus largement, vers un renversement des choses où l’homme se retrouve à chaque fois éloigné sinon écarté de l’initiative, en conséquence de toute tentative d’amélioration sociale : « Il n’est pas de position ou de mouvement contre nature que la vie n’ait imposé aux hommes, parfois durant leur vie entière ; il n’est pas de poison qu’elle ne les contraigne de respirer, ni de conditions invivables qu’elle ne leur impose. » Pour autant, « l’absolue fatalité porte toujours en soi quelque chose qui réconcilie avec elle ». Ce quelque chose est le germe de la lutte pour la vie et le besoin toujours plus aigu de conscience.

Vikenti Veressaïev – Notes d’un médecin, traduit du russe par Julie Bouvard, préface de Dimitri Bortnikov, Les éditions Noir sur Blanc, 261p., 23euros.

Evgueni Kharitonov – En résidence surveillée,
« Le Bolchevik », Boris Koustodiev (1920) © CC0/WikiCommons

Veressaïev soigne sans répit les individus et en même temps analyse, dans la Russie de Nicolas II, « l’établissement d’un système féodal industriel centralisé dans lequel les masses populaires se verront attribuer, sous une forme quelque peu différente, le rôle d’ilotes spartiates, organiquement adaptés, du fait de leur dégénérescence, à cet état de chose ». Voilà des mots qui annoncent précisément aussi le régime stalinien et son servage d’État, auquel Veressaïev, entraîné par l’élan révolutionnaire, va aveuglément se rallier : difficile de guérir d’une idéologie, à moins de maintenir la conscience en alerte. L’honnête Veressaïev glissera pourtant jusqu’à devenir un écrivain soviétique respectable, récompensé pendant la guerre par un prix Staline en 1943.

Cela n’ôte rien à ses qualités humaines et intellectuelles qui ici, en profondeur, se conjuguent avec son analyse d’un tsarisme industriel et crépusculaire. À ce titre, le livre est extrêmement fort. Il nous fait déjà entrer, nous, lecteurs du XXIe siècle, dans les propylées si complexes de l’URSS, voire de cette autre Russie qui se dessine aujourd’hui, mal débarbouillée des méthodes criminelles et carcérales. On voit très bien après coup, à travers Notes d’un médecin, que les bolcheviks n’auront plus qu’à ramasser la mise pour ranimer à outrance et de concert servage et industrialisation d’État. Ils ne s’en priveront pas. Étonnante dimension de Veressaïev qui alors n’a rien d’un écrivain mineur. À côté de Gorki, Tchekhov, Tolstoï, Boulgakov… beaucoup l’ont reconnu et salué. Or lui-même, se laissant abuser par le coup d’État bolchevik, s’est d’une certaine façon trahi. Il abandonne sa méthode et la médecine. Il se range littérairement et dans des études prudentes. Pour autant, il n’est pas mauvais écrivain.

Veressaïev se consacre à des traductions d’Homère, des essais sur Pouchkine et les poètes de la Pléiade pouchkinienne, ainsi que sur Gogol. Dans la jeune URSS, il fait paraître aussi des romans : Dans l’impasse (1922), à propos de la révolution et de la guerre civile ; Les sœurs (1933), sur la mutation politique de deux jeunes bourgeoises. L’intendance idéologique est à l’appel. Ainsi, Veressaïev glisse d’une exigence de recherche de vérité à la démonstration politique. Son écriture se place sous le harnais d’une idéologie officielle conductrice. Il n’est pas le seul à procéder ainsi, on y retrouve de grands noms : Léonid Léonov, par exemple. On veut devenir conforme au régime et à sa nouvelle vérité politique et pratique (pravda) et théorique. Les œuvres de Veressaïev sont réunies en cinq volumes (Moscou, 1961). Il a droit à un article nourri dans l’Encyclopédie littéraire (tome 1, Moscou, 1962). Il est bon que l’édition française s’intéresse enfin à lui. Notes d’un médecin reste son chef-d’œuvre, équilibre de lutte et d’indépendance humanistes.

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Pour le paraphraser un peu, pas plus qu’il n’existait pour lui de science exacte de la guérison, il n’existe de science exacte de la guérison des idéologies, et des cécités qu’elles peuvent porter et entretenir. Veressaïev s’est laissé prendre. Et l’écriture ainsi se referme en prison politique. Mais gardons-lui ce mouvement exemplaire de s’être tourné d’abord vers la vie et l’homme vivant et souffrant : impossible de le lui retirer. Et les Notes d’un médecin restent actuelles en ce que nous n’avons toujours pas les réponses aux nombreuses questions individuelles ou collectives qu’il pose. D’une façon plus générale, Veressaïev se risque et se résigne aux limites de la médecine, de la pensée et de la volonté de transformation sociale : « Il n’existe pas de science qui puisse guérir les plaies alors que les clous sont encore dedans. » Mais veut-on retirer ces clous ? Chaque jour, les raisons politiques si diverses de les garder reviennent en force obscure.

Précisément, les clous dans les plaies, Evgueni Kharitonov (à ne pas confondre avec Mark Kharitonov, que les éditions Fayard ont largement publié à la fin du XXe siècle et ces dernières années) en apprend et nous en apprend quelque chose. Il les remue même à merveille. Nous voici dans un autre monde. Pour autant, ce n’est pas celui de la dissidence politique déclarée, classique dirait-on. Evgueni Kharitonov est d’abord un fils insolent de la nomenklatura. Mais moins un dissident aux intentions directement politiques qu’un libre militant de l’homosexualité. 

Le changement de régime politique n’est pas vraiment son objectif : Kharitonov chercherait plutôt  à maintenir une situation d’ambiguïté. S’en étonnera-t-on ? C’est souvent celle de la création et de ses jeux. Kharitonov a besoin du heurt. La résidence surveillée lui convient. « Alors, les gens accorderont leur confiance au poète et propageront ses œuvres. » Il faut à la fois se cacher et se faire connaître. Et cela tient du ludique et du tragique, en leur incessant mouvement. On se chauffe au refus, on y prend froid aussi.

Vikenti Veressaïev – Notes d’un médecin, traduit du russe par Julie Bouvard, préface de Dimitri Bortnikov, Les éditions Noir sur Blanc, 261p., 23euros. Evgueni Kharitonov – En résidence surveillée,
« En résidence surveillée », Evgueni Kharitonov © Éditions Perspective Cavalière

En résidence surveillée se compose d’une série de textes qui apparaissent comme autant de manifestes pour la cause homosexuelle. « Dans ce pays, un écrivain doit accepter d’être un martyr. » Et le martyre qu’il appelle, Kharitonov en fait un jeu où son lecteur passe tour à tour de la « chère mort » à la « chère vie ». Un dynamisme qui ne se dément pas et s’arrêtera net en pleine rue, à Moscou, sous le coup d’une crise cardiaque.

Ainsi, Kharitonov est venu avec sa prose fulgurante sans égale prendre sa place, ou mieux : imposer sa place dans la littérature russe. Il ne revendique rien que d’être lui-même dans son pays qu’il ne songe pas à quitter. Pour lui le péché même de dissidence n’existe pas. Kharitonov ne vit et ne meurt que de sa liberté : « J’étais encore tout jeune quand j’ai ressenti qu’il y avait là un abîme, aussitôt j’ai voulu le repousser des pieds et des mains et mon instinct ne m’a pas trompé. Mais je ne me suis pas trompé non plus en m’y précipitant. » L’étroitesse de l’action politique ne l’intéresse nullement. Sa vie et son œuvre si brèves et si incendiaires font penser au mot de Rimbaud : « Et libre soit cette infortune ».

Ses textes sont autant de manifestes de sa liberté. Encore une fois non dissidente, c’est-à-dire totale, achevée. Sans concession directement politique. Aucune allégeance, mais un étonnant brasier de solitude et la force de répétition d’une même chose, inlassablement remise sur le tapis de la chair. Evguéni Kharitonov revendique simplement sa part dans la terre des créateurs et des vivants. Le lecteur qu’il bouscule à plaisir n’a pas envie de la lui retirer. Kharitonov a voulu consumer son œuvre écrite dans une œuvre-vie. Ainsi surgissent de conserve le matin éclatant et les forces nocturnes.