Un nouveau Descartes

La plupart des lecteurs instruits de Descartes l’ont étudié dans l’édition Bridoux de la Pléiade, publiée à l’occasion du tricentenaire du Discours de la méthode. Tout l’essentiel y figurait dans des conditions éditoriales satisfaisantes. Sept décennies après l’édition revue de 1953, on peut développer les appareils critiques et réviser les traductions. La nouvelle édition corrige certes ce qui le méritait mais surtout elle change l’image de Descartes et le résultat est passionnant.

René Descartes | Œuvres. Édition préparée par Jean-Marie Beyssade, publiée sous la direction de Denis Kambouchner. Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2 vol., 1 580 et 1 566 p., 76 € chacun

Pour certains volumes de la « Bibliothèque de la Pléiade », on choisit de réunir un certain nombre d’œuvres, pour d’autres, de rassembler les « œuvres complètes ». Depuis quelque temps, est aussi proposée une série de « tirages spéciaux » présentant en un seul volume quelques œuvres célèbres accompagnées d’un appareil critique réduit. Le choix de la formule retenue va souvent de soi mais pas pour les philosophes. Tout Spinoza tenait aisément en un volume, c’était clair. Mais que faire d’auteurs dont les écrits sont dispersés en une foule de textes aux statuts variés, allant du traité en forme jusqu’à des lettres qui s’apparentent à nos articles de revue spécialisée ? On peut choisir de ne rien faire comme pour Leibniz, ou s’en tenir à un petit nombre d’ouvrages célèbres comme pour Lévi-Strauss ou Foucault. 

Les choix effectués pour la nouvelle édition du Descartes illustrent bien la difficulté de trancher. Comparée à l’édition Bridoux de 1937 élargie en 1953, quelles sont les différences qui justifient le doublement du nombre de pages pour des « œuvres » qui ne sont toujours pas « complètes » ? Quelle a été la logique retenue, une fois admis que la « Bibliothèque de la Pléiade » n’est pas destinée aux seuls spécialistes ?

Son effet le plus net est de modifier l’image que l’on peut se faire du plus grand philosophe français. Le solitaire enfermé dans son poêle hollandais apparaît maintenant comme un savant ouvert à toute l’Europe savante et à tous les savoirs. Les lecteurs le savaient mais ne le voyaient pas, car les traités scientifiques n’étaient pas présentés de façon développée. Dans l’édition de 1953, il y avait en tout et pour tout une soixantaine de pages extraites des trois « Essais de la méthode » que sont la Dioptrique, les Météores et la Géométrie. Le fondateur de la philosophie moderne n’apparaissait pas comme l’auteur aussi d’une Description du corps humain et de toutes ses fonctions ainsi que d’un Abrégé de musique ou d’un ballet intitulé La naissance de la paix « donné au château royal de Stockholm ». Sans doute tout cela est-il mineur, encore qu’il ne soit pas indifférent d’élargir ainsi notre connaissance de ce penseur d’exception. En revanche, il n’est pas négligeable qu’il ait écrit aussi un livre sur L’Homme, qui semble avoir été conçu comme l’ultime chapitre du traité Le Monde de René Descartes ou traité de la Lumière, un étonnant livre de jeunesse dont André Bridoux n’avait rien retenu.

On répète volontiers que Descartes a commis l’erreur de soutenir des hypothèses auxquelles il attachait une grande importance et qui ont été réfutées peu après. Il a bien sûr reconnu, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, la démonstration par Harvey de la circulation du sang mais, et il y revient dans une lettre à Mersenne du 9 février 1639, il ne l’explique pas de la même façon : ignorant les diastoles et systoles, il attribue les contractions du cœur à une sorte d’ébullition. Le progrès de la médecine a confirmé que Harvey avait raison contre Descartes. Mais l’important à nos yeux n’est pas que celui-ci se soit convaincu de la justesse d’une explication que nous savons fausse. L’important est que ce n’était pas là la toquade d’un métaphysicien enfermé dans ses certitudes mais une explication argumentée dans le cadre de débats scientifiques. Nous pourrions tenir le même raisonnement à propos de la vitesse de la lumière, que Descartes a niée – nous dirions : qu’il a cru infinie. Ces deux explications ont été réfutées comme il est ordinaire que des hypothèses scientifiques se trouvent réfutées – c’est le mouvement normal de l’histoire des sciences. Cette nouvelle édition le fait bien sentir.

Descartes, Pléiade
Descartes (Louvre, Paris) © CC-BY-SA-4.0/Dietmar Rabich/WikiCommons

Il ne s’agit pas de dénoncer des manques supposés de l’édition Bridoux. Rien n’interdisait aux érudits d’aller consulter les 8 000 pages de l’édition de référence, celle d’Adam et Tannery présentée lors de l’Exposition universelle de 1900. Ils le faisaient, bien sûr, mais chaque édition dessine une figure particulière du philosophe. Cette nouvelle Pléiade ne vise pas à l’intégralité, et elle n’a pas non plus à présenter dans leur langue originale les textes scientifiques que Descartes a publiés pour les autres savants, en latin donc, puisque telle était la langue internationale de la science. En présentant aussi des ouvrages auxquels Descartes n’a pas donné un tour définitif, en augmentant très sensiblement le nombre de lettres publiées, on dessine une figure plus largement ouverte sur la diversité des recherches et des savoirs. 

Le travail fourni par l’équipe du Centre d’études cartésiennes de Paris-Sorbonne ne s’est d’ailleurs pas arrêté avec cette nouvelle édition en Pléiade ; il débouche aussi sur une nouvelle édition complète élaborée parallèlement, qui est en cours de publication en plusieurs volumes de la collection « Tel ». Doivent y figurer la totalité des lettres retrouvées et les textes dans leur version originale, sachant que la version française d’ouvrages initialement publiés dans le latin des savants peut avoir la caution de Descartes lui-même. C’est le cas pour les Méditations et les Réponses aux objections, dont il a jugé préférable de modifier un peu la traduction, non qu’il la jugeât mauvaise, mais parce qu’il « croyait n’avoir pas rendu son sens assez clair dans le latin ».

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Le Discours de la méthode était immédiatement illustré par trois « Essais de la méthode ». La publication des Méditations métaphysiques est accompagnée d’un appel au dialogue avec « des personnes très doctes ». Les Objections et réponses occupent 300 pages contre 70 pour les Méditations, cela témoigne de l’importance que Descartes reconnaissait au dialogue avec des pairs. « Demander des objections, s’engager à y répondre, imprimer le tout avec l’ouvrage principal. […] Quel autre philosophe a jamais montré une telle générosité ? ». Cette remarque de l’éditeur vaut aussi pour l’état d’esprit qui a présidé à la confection de cette nouvelle édition : faire sentir combien Descartes est sensible aux arguments d’autrui, en scientifique et pas en solitaire méprisant et sûr de son fait.

Dès lors que telle était la ligne directrice de cette nouvelle édition, ses responsables étaient confrontés à un problème en toute rigueur insoluble, c’est-à-dire appelant à des compromis qui pourraient toujours être contestés : comment donner à voir le Descartes savant sans le rendre illisible par la technicité même des textes que l’on voulait faire figurer dans un volume de la Pléiade ? Le problème de la langue trouvait assez aisément une solution puisque Descartes lui-même a cautionné des traductions en français de ses écrits savants. Restait la technicité scientifique même, mathématique en particulier. Il n’était pas possible de publier in extenso le « texte essentiel dans l’histoire des mathématiques » qu’est la Géométrie de 1637 et d’exposer en détail sa « solution neuve à un défi ancien », le problème de Pappus. L’important, pour le lecteur profane en mathématiques, était de saisir qu’en l’affaire Descartes avait tenu à « emprunter tout le meilleur de l’analyse géométrique et de l’algèbre » en plaçant la première sous l’autorité de la seconde. 

On ne saurait donc trop remercier les responsables de cette nouvelle édition, non seulement de leur consistant appareil critique (totalement absent de l’édition précédente), mais plus encore du soin qu’ils ont mis, dans leurs explications et commentaires, à justifier leurs choix et à expliquer la portée de textes cartésiens rendus abscons par leur grande technicité scientifique. Un travail magnifique et passionnant qui révèle un penseur bien différent de l’idée que l’on se fait couramment de lui.