Un conte et un récit

À l’occasion de la sortie récente du film d’animation de Michel Hazanavicius adapté du conte de Jean-Claude Grumberg, La plus précieuse des marchandises (Seuil, 2019), le livre reparaît avec des dessins préparatoires de Hazanavicius, en même temps qu’un nouveau récit de l’auteur, Quand la terre était plate. Occasion d’une double lecture qui ouvre sur les méandres et les détours de la création.

Jean-Claude Grumberg | La plus précieuse des marchandises. Un conte. Dessins de Michel Hazanavicius. Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 132 p., 21,50 €
Jean-Claude Grumberg | Quand la terre était plate. Seuil, coll « La Librairie du XXIe siècle », 176 p., 19 €

Dans La plus précieuse des marchandises, des jumeaux d’un mois sont déportés avec leurs parents dans un « train de marchandises », le convoi 49, parti de Drancy le 2 mars 1943. Le train ralenti ahane dans la neige d’une forêt de Pologne. Une femme court le long de la voie. Dans un geste de désespoir et d’espoir, le père parvient à jeter dans la neige, à travers la lucarne du wagon, l’un des bébés affamés. La « Petite marchandise » sera nourrie par la « Pauvre bûcheronne » du lait qu’elle n’a pas et de tout l’amour qu’elle a. Un vrai conte, avec des bons et des méchants, ici des justes et des injustes, toutefois aussi des presque-injustes et des presque-justes.

Le conte accumule les récompenses. Il est adapté en 2021 au théâtre du Rond-Point par Charles Tordjman. Est-ce le succès de la pièce ? En octobre 2023, le Conseil de Paris décide l’apposition d’une plaque au 7, passage des Taillandiers (Paris XIe), « à la mémoire de Fernande et Jeannine Wiesenfeld, sœurs jumelles nées le 9 novembre 1943 à Paris. Déportées de Drancy, par le convoi n° 64 du 7 décembre 1943, avec leurs parents, Chaja Sura Zylbersteyn et Abraham Ber Wiesenfeld. Mortes en déportation à Auschwitz avec leur mère, à l’âge de 28 jours ». Comme la plaque l’indique en creux, Abraham, le père, a survécu. Il est mort à Paris le 28 août 1993. Le père des jumeaux dans le conte survivra lui aussi. Bien sûr, pour les jumelles Wiesenfield, le miracle du conte n’aura pas lieu. En guise de postface, Grumberg, dans un « Appendice pour amateurs d’histoires vraies », donne lapidairement les faits sur lesquels son conte repose : trois convois de déportés, le 45 du 11 novembre 1943 qui emmène son grand-père paternel, Naphtali Katz ; le 49 du 2 mars 1943, où se trouve une petite fille de vingt-huit jours, Silvia Menkès ; le 64 avec les jumelles Wiesenfield, vingt-huit jours aussi, celles de la plaque du passage des Taillandiers.

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La lecture chevauchée des deux livres s’avère une plongée dans l’intime de l’écriture, ses ruses, ses vérités.

Quand la terre était plate, qui rappelle ces faits et bien d’autres, constitue comme un long développement à cet « Appendice ». La lecture chevauchée des deux livres s’avère une plongée dans l’intime de l’écriture, ses ruses, ses vérités. Le convoi 49 est aussi celui qui emmène son père Zacharie, arrêté en décembre 1942 par des gendarmes français, après qu’ils eurent défoncé d’un coup de godillots à clous la porte de son appartement au troisième étage escalier C du 34, rue de Chabrol (« deux pièces et demi, avec ses deux fenêtres sur cour »). Jean-Claude Grumberg est dans son petit lit à barreaux, il a trois ans. Trois mois, dix-huit jours et quatre convois plus tard, Zacharie partait sur les traces de son propre père, Naphtali, aveugle, qu’un gendarme « secourable » aida à descendre l’escalier de son immeuble.

On a vu que le convoi 64 du 7 décembre 1943 des jumelles est devenu le convoi 49. Grumberg donne ainsi pour compagnon à son père, non pas la petite Silvia Menkès, mais ses jumeaux rêvés, les jumelles rebaptisées Henri et Rose. Il suffit alors d’un léger glissement et Zacharie serait le père héroïque du conte : dans Quand la terre était plate, Grumberg se reproche de ne pas avoir su héroïser son père emmené à l’abattoir. Et puisque des jumeaux c’est la petite fille qui est confiée à « pauvre bûcheronne », Jean-Claude, devenu Henri, pourrait accompagner enfin jusqu’au bout ce père héros, cet inconnu trop mal reconnu. Par corollaire, ce pourrait être lui-même, comme Henri, le disparu d’Auschwitz, et son père aurait alors pu revenir, comme est revenu Abraham Wiesenfield.

"La Plus précieuse des marchandises Jean Claude Grumberg , quand la terre était plate
« La plus précieuse des marchandises » de Michel Hazanavicius (2024) © Ex Nihilo

Les jumeaux du conte naissent « dans une petite et discrète clinique d’accouchement de la rue de Chabrol au coin de la cité d’Hauteville » – donc, si l’on consulte un plan de Paris, au 51 de la rue de Chabrol. Il est peu probable que le 51 ait abrité une clinique d’accouchement en janvier 1943 (quand naissent les jumeaux du conte), par contre il est exactement en face du 34 où Grumberg voit le jour et fait ses premiers pas, sur la terre bien plate de la cour… or le c’est un bâtiment célèbre, haut lieu de l’antisémitisme. C’est le fort Chabrol, siège du journal L’Anti-juif, organe du Grand Occident de France de Jules Guérin et lieu d’un épisode mémorable durant l’été 1899. L’immeuble a été assiégé pendant un mois par la police venue arrêter Guérin, au moment de la révision du procès de Dreyfus. On comprend alors la dérision du conteur d’y faire naître ses jumeaux, « deux petits êtres déjà juifs, déjà fichés, déjà classés, déjà recherchés, déjà traqués ». Aujourd’hui, le joli bâtiment à l’allure d’hôtel particulier abrite un magasin de bricolage.

Une des pièces de Grumberg, L’atelier (1979), mettait en scène la vie de Suzanne, sa mère, entre 1945 et 1952, alors veuve et non veuve d’un déporté insuffisamment mort pour l’administration, et pas suffisamment mort pour la France en tant qu‘apatride d’origine roumaine – comme il est précisé aussi du père des jumeaux Henri et Rose. Quand la terre était plate tente de recoller des bouts de légendes, de souvenirs, avec des éléments factuels pour reconstituer le début de l’histoire, le parcours d’une petite fille de Juifs polonais venus de Brody en France au début du XXe siècle. « Mais je n’ai aucun élément je te dis ! Il n’y a plus de survivant, plus personne sur terre n’a vécu cette époque ! Plus personne ne peut me guider, combler les vides. – C’est mieux. – C’est mieux ? – Ça va t’obliger à imaginer, inventer, rêver. […] Emprunte le chemin des contes ».

Le chemin est celui des contes, mais ceux qui cheminent sont bien réels. Suzanne est née à Paris en 1907, de Baruch Katz et de Dinah – on a vu que Chaja Wiesenfield, la mère des jumelles du convoi 64, est rebaptisée Dinah dans La plus précieuse des marchandises. Suzanne a quelque sept ans quand elle est internée dans un camp avec toute sa famille comme potentiels espions à la solde de l’Allemagne. Puis Dinah, en pleine guerre, avec sa fille et ses deux fils, est refoulée à Brody. Brody est une très ancienne ville de Galicie qui a donc eu tout le temps d’être russe au temps de la Rus’ de Kiev, polonaise, puis austro-hongroise, puis polonaise, puis soviétique, ukrainienne aujourd’hui (Brody est aussi appelée Lubisz, nom de terre qu’Oscar Milosz accolera à son patronyme).

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Baruch Katz, le père, est encore au camp. Les tribulations des Katz, entre Paris et Brody (2 000 km), d’Ouest en Est pendant la guerre, puis retour, fuyant cette fois la guerre entre les Polonais et les Ukrainiens (1918), puis les Polonais et les Soviétiques (1919), et les pogroms associés, sont à elles seules une leçon de géographie et d’histoire, et expliquent, entre autres, pourquoi Suzanne n’apprendra à lire qu’à quarante ans passés. « Pauvre bûcheronne », la Polonaise, n’a pas pu non plus apprendre à lire, et ne peut rien comprendre des billets griffonnés qui tombent des lucarnes de tous ces trains de marchandises.

Comme les Katz qui vont et viennent de Galicie en France, Grumberg, sans que jamais on s’y perde, va et vient entre la guerre de 14-18, la guerre de 40, et ce qui s’ensuivit quand en 1945 il retrouve sa mère, en revenant de Moissac où son frère Maxime et lui avaient été mis à l’abri pendant deux ans. Pendant ces deux ans, Maxime, à huit ans, assumait les responsabilités d’un père. « À lui, qui lui servit de père ? » L’histoire ainsi décousue, démontée, remontée, constitue un tour de force de tailleur-conteur… on sait que Grumberg, fils de couturière et de tailleur « hommes et dames », a occasionnellement travaillé comme apprenti tailleur.

Lisant en stéréoscopie le conte et le récit, on voit partout les deux livres se faire signe. Jusqu’au « tout doit disparaître », que Suzanne lit avec résignation et amertume sur la devanture d’une boutique, car elle a fini par apprendre à lire, non seulement à lire mais à comprendre, ce qui fait deux. Un « tout doit disparaître » qui fait écho dans le camp où le père de la Petite marchandise avec les autres survivants, au moment de l’avancée des Rouges, doit éliminer les traces de l’industrie de la mort, cheveux, lunettes, monceaux de vêtements « hommes et dames », « eux aussi devaient disparaître ». Jusqu’au « rire amer » de l’Homme à la tronche défoncée, le tout-à-fait Juste du conte, qui va permettre de survivre à la « Petite marchandise ». C’est ce même rire amer qui court au long de Quand la terre était plate.

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Lisant en stéréoscopie le conte et le récit, on voit partout les deux livres se faire signe.

Le ton des deux livres est pourtant différent. La bonhomie du conte laisse percer une ironie distante, avec çà et là des pointes aiguës. Pour le récit, l’ironie est plutôt une truculence amère, une bouffonnerie grimaçante, allant et venant entre désinvolture, gouaille, et violence sèche. Est-ce pour éviter au lecteur l’ennui d’une histoire trop connue depuis que dire « ça », et l’entendre, est devenu possible, accepté. Une histoire qu’il a lui-même racontée, éclatée dans son œuvre (« je radote, je ressasse… »). Est-ce volonté d’éviter le pathos ? Il s’est rageusement, et par antiphrase, surnommé « Pleurnichard » dans le livre éponyme paru en 2010. « En fait, je n’ai jamais su vraiment me comporter devant le malheur absolu. Faut-il pleurer, s’arracher la tête et la piétiner, ou rire à en crever ? Désormais, pour être sûr d’être tout à fait humain, je m’efforce et m’efforcerai de faire les trois ensemble ».

Est-ce pour noyer les sursauts douloureux ? En déconstruisant son histoire pour reconstruire un livre, partout où il touche, ça fait mal. Il y a dans cette bouffonnerie grimaçante non pas une fuite, mais un tremblement, quand il approche le centre de son volcan encore actif à quatre-vingt-cinq ans. Rancuneux, Grumberg ? il emploie ce mot, plutôt que rancunier. « They say Time assuages / Time never did assuage », écrit Emily Dickinson. « On dit “ Le Temps guérit / Le Temps jamais n’a guéri / Une douleur vraie durcit comme les Nerfs, avec l’âge. »

"La Plus précieuse des marchandises Jean Claude Grumberg , quand la terre était plate
« La plus précieuse des marchandises », Michel Hazanavicius, adapté de Jean-Claude Grumberg (2024) © Ex Nihilo

On peut aussi y voir une quintessence de l’humour juif, qui rend si sensibles les passages où tout humour justement est abandonné. Comme la visite avec sa mère chez le « médecin des pieds », le « docteur Lévy-Cohen ou Cohen-Lévy » pour cause de verrues plantaires. Le « médecin des pieds » entrevoit à travers leur silence les tribulations traversées, et ne dit rien, sinon : « ici l’argent n’entre pas le samedi », avec une douceur qui en dit long sur sa propre histoire. « Alors, poursuit Grumberg, elle a baissé la tête et il l’a raccompagnée jusqu’à la porte palière en posant sa main droite sur son épaule gauche comme s’il voulait l’aider à se tenir droite et à marcher. Moi j’étais derrière, je boitillais encore un peu mais ça allait déjà mieux, et c’était comme si, pour la première fois de ma vie, je marchais derrière un père et une mère ».

Dans le cabinet du médecin, à cause de la détente provoquée par son écoute attentive, mère et fils avaient pleuré – « chialé » et « larmiché », écrit l’auteur, et aussitôt, il reprend un ton de boute-en-train : « Elle a ri quand je lui ai dit que si c’était moi, j’aurais choisi entre Lévy et Cohen, j’aurais pris Lévy, ou Cohen. Mais les deux à la fois, ça fait m’as-tu-vu ». On touche peut-être ici à une clé du livre, la clé des bouffonneries à la Cyrano, et à ce moment plus du tout grimaçantes : encore une fois, par-delà la tombe, faire rire sa mère. Car, petit garçon démuni, incapable de consoler, il l’entendait pleurer, la nuit, dans son lit.

Plus on avance dans la lecture, mieux on entrevoit que la raison nécessaire et suffisante du livre est d’être un chant d’amour (de reconnaissance) pour sa mère, en sauvant une dernière fois de l’oubli une pauvre petite ballotée à travers l’Europe, n’ayant pas eu le droit d’aller à l’école, humiliée parce que fille, et que ça ne sert à rien pour les filles d’apprendre à lire et à écrire, humiliée et pourchassée parce que juive – une « sans-cœur » , comme le martèlent les bûcherons polonais de La plus précieuse des marchandises. De même, la raison de L’atelier était de reconnaître la couturière de la rue de Chabrol, avec ses deux enfants et ses trois journées de travail, difficilement reconnue veuve, difficilement reconnue veuve de guerre. De même que la raison nécessaire et suffisante de La chambre claire est pour Roland Barthes la photographie de sa mère petite fille.

Pareillement, La plus précieuse des marchandises, à travers la pauvre bûcheronne, est un hymne à l’amour des mères. « La seule chose qui mérite d’exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L’amour, l’amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L’amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n’existe pas, l’amour qui fait que la vie continue ». Et c’est probablement à Suzanne que s’adresse aussi cette magnifique aria : « Elle dort notre pauvre bûcheronne, elle dort, son bébé bien serré dans les bras, elle repose du sommeil des justes, elle dort là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l’Éden des heureux de ce monde, elle dort tout là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères ». Là, pas l’ombre d’une distance ironique.