Mon vrai nom est Elisabeth fait le récit d’une enquête sur l’histoire de Betsy, l’arrière-grand-mère de l’autrice, dont elle découvre que, diagnostiquée « schizophrène », elle a subi dans les années 1940-1950 des séances de lobotomie. Alternant le récit de ses recherches et un ensemble d’archives (notamment des photographies) et des transcriptions de lettres, le premier livre d’Adèle Yon aurait pu ressembler à tant d’autres parus ces dix dernières années autour des secrets de famille. Mais, habitée par la figure du double fantôme, elle colore cette recherche d’une colère froide qui jamais ne la quitte et qui, au fil des pages, grâce à une écriture de grande qualité, nous gagne.
C’est d’abord cela qui frappe quand on découvre ce texte mosaïque : un art d’écrire qu’Adèle Yon déploie selon des régimes et des registres très divers. Ici elle fait preuve d’une formidable efficacité narrative, là elle manie remarquablement l’ellipse, plus loin elle fait un usage plein de subtilité du clin d’œil et du paratexte. Car, avec ce texte, la jeune autrice au cursus apparemment sans faute – normalienne, cinéphile et cheffe de cuisine ! – propose une véritable expérimentation ; mais l’expérience qu’elle mène semble sans cesse la déborder, l’obliger à changer ses hypothèses, à faire évoluer son analyse. Alors que le récit d’enquête familiale est devenu très commun, la jeune écrivaine en développe un art intranquille. Loin de s’en absenter, elle se plante de tout son corps et de toutes ses émotions en son milieu, incarnant cette recherche magistralement.
Sans coquetterie, ni complaisance, ni posture, mais avec un souci unique, retrouver Betsy/Elisabeth, Adèle Yon mobilise le paradigme indiciel cher à Carlo Ginzburg, mais elle s’en écarte parfois et bricole au fur et à mesure ses outils, élargit sa bibliothèque, quitte Bourdieu pour Latour, chemine avec Virginie Despentes. Si ce livre est réussi, c’est que l’autrice, qui pensait que dans les archives était la vérité, a « découvert que les documents mentent – non, mentir n’est pas le mot –, qu’ils sont tout aussi partiaux que les individus, voire davantage encore, car le temps ne fait rien d’autre aux documents que de les effacer ».
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En somme, ce récit est une enquête sur cet effacement. Malgré ses efforts, l’arrière-petite-fille ne parvient pas à mettre la main sur le dossier médical, dans la documentation qu’elle réussit à constituer – où figure la thèse d’un jeune interne sur la lobotomie soutenue en 1951, dans laquelle elle retrouve l’observation du cas de son aïeule –, elle bute sur des manques, des blancs, des trous devrions-nous dire. Ne demeure plus qu’une colère qui habite deux femmes à soixante-dix ans de distance et qui leur rend la vie impossible. Au départ, il y a une colère simple, celle d’une femme, l’arrière-grand-mère d’Adèle Yon, Betsy, qui veut exister comme sujette et qu’on psychiatrise. Et puis il y a l’autrice, l’arrière-petite-fille qui découvre au fur et à mesure l’histoire de cette femme privée de ses enfants, psychiatrisée, lobotomisée, et la menace qui pèse sur toutes les autres femmes qui lui succéderont jusqu’à elle-même qui écrit ces lignes, une menace qui pourrait se résumer maladroitement en un « tu seras folle, ma fille ». « Ce qui advient au milieu de ma colère, ce qui s’ouvre en son sein comme un trou noir – c’est qu’au fond de moi la question se pose, se dépose d’abord doucement sans trop insister, parce que je suis une femme, parce que j’ai bientôt trente ans, parce que je viens d’une certaine famille, parce que j’ai reçu une certaine éducation […] Aurais-je pu être jugée pour ces colères ? Jugée est un euphémisme, il faudrait plutôt dire : condamnée sans procès. »
Toute l’enquête est une tentative de faire se rejoindre ces deux colères par le récit. La beauté est là : dans la croyance en la littérature. Mais là encore, il ne s’agit pas d’un exercice formel d’une très bonne élève comme on en lit si souvent, ni d’un récit cathartique. Adèle Yon ne se réfugie pas derrière cette excellence, elle ne se ménage pas – le livre commence par une longue narration du suicide d’un des descendants de Betsy. L’autrice « se coupe en quatre » pour se débrouiller avec cette histoire de famille qu’elle ne veut pas constituer en secret comme tant d’autres aiment à le faire ; aucune complaisance, mais une éthique fragile : il y a des silences, c’est avec eux qu’il convient de travailler aussi. « Il me faut », écrit l’écrivaine qui sait bien qu’elle ne sauvera pas Betsy, peut-être parvient-elle au terme de cette enquête à préserver les femmes à venir, à briser cette malédiction qui veut que, dans sa famille de la grande bourgeoisie versaillaise, les femmes se reproduisent. L’autrice ne semble pas croire, d’ailleurs, à cette fonction thérapeutique. Elle croit à la littérature comme savoir, au pouvoir de la fiction sur toutes les autres formes d’écriture – le dernier chapitre du livre, sorte d’aboutissement, est à cet égard magnifique.
Pour y parvenir, se déprendre aussi de tous les autres discours, Adèle Yon se fait un temps historienne ; elle se livre à une longue et rigoureuse enquête sur l’histoire de la lobotomie qui la détourne de Versailles et de Saint-Germain-en-Laye, lieux de vie principaux de la famille de Betsy. Son enquête la mène aux États-Unis, dans les archives de Walter Freeman, le premier médecin à avoir vanté les mérites de la lobotomie. Après ce long détour, la voilà sur la route de l’institution de Fleury-les-Aubrais qui porte aujourd’hui le nom du célèbre psychiatre Georges Daumezon et dans laquelle son arrière-grand-mère a vécu presque vingt années. L’écrivaine part à la recherche de témoins (des infirmières) qui documentent moins l’histoire de Betsy que celle de la psychiatrie des années 1960 en France, avec des figures aussi singulières que Roger Gentis. Mais elle arrive trop tard, l’infirmière a jeté toutes ses archives, il ne lui reste qu’une photo, celle d’un carnaval où figurent « l’ange et la bête ».
Adèle Yon ne juge pas, elle observe, écoute, documente, constate, et ensuite opère un montage tout en finesse et d’une formidable efficacité. Car il faudrait être bien naïf pour penser que l’autrice ne joue pas avec nous. Elle nous cuisine, elle éprouve notre regard, elle le met à l’épreuve. Adèle Yon monte comme une cinéaste – parfois sa pratique du « cut » peut dérouter –, elle ne manquera pas de désarçonner certain.e.s lorsqu’elle alterne des discours de nature très hétérogène, brouillant soudain ce qui paraissait clair. En cela, sa démarche n’est jamais démonstrative, à la manière d’Hitchcock dans Rebecca, film référence pour l’autrice : plus on croit le mystère percé, plus le trouble s’approfondit – l’hypothèse de la cousine artiste qui vient clore l’enquête est-elle si crédible ? Adèle Yon propose un texte très original, une forme de généalogie « sauvage » qu’on ne peut que louer, apportant un nouvel élément pour éclairer les ombres de l’histoire, sans jamais ré-invisibiliser cette femme dont elle ne possède qu’une minuscule photo d’identité.