En bref : mystères des langues

S’il est une langue novatrice, c’est bien le chinois, nous montrent Gilles Guiheux et Lu Shi dans un livre collectif, ou bien celle « angélique » de la philosophie de Sartre sur laquelle reviennent Alain Badiou et Pascale Fautrier, sans oublier la langue du vite et bien fait qui gâche le dernier roman de Marc Dugain. On sortira de ces difficultés en savourant l’histoire des licornes par Michel Zink et un livre d’Arnaud Idelon sur l’art de la fête.

Gilles Guiheux et Lu Shi (dir.) | Quand la Chine parle. Les Belles Lettres, 350 p., 23,50 €

La langue chinoise est un formidable terrain de jeu pour l’innovation lexicale. Au gré des évolutions sociales et politiques, de nouveaux mots et expressions sont créés en juxtaposant deux caractères, en jouant sur les homophonies, sur les images et représentations. S’intéresser aux mots de la Chine, c’est donc aussi se pencher sur ses maux, ses tensions, ses mutations. 

Dans l’ouvrage dirigé par les universitaires Gilles Guiheux et Lu Shi, trente-quatre néologismes chinois sont décortiqués et contextualisés par seize chercheurs issus de différentes disciplines. « Rester coucher », « faire malice », « casser la porcelaine », « la petite viande fraîche », « les vieux flottants », « riz-lapin »… toutes ces expressions témoignent de la créativité d’une société civile consciente des courants qui l’agitent et qui trouve dans l’innovation langagière un moyen d’expression voire de résistance. Ainsi, la référence à « l’énergie positive », un temps récupéré par le pouvoir politique, est ensuite tournée en dérision par les internautes. La liberté d’expression se cache parfois dans le détail des mots. 

Ce que révèlent les termes sélectionnés dans cet ouvrage, c’est une société profondément bouleversée par le numérique, son économie et ses usages. C’est aussi une société inégalitaire, souvent dure, qui stigmatise les « femmes et hommes restants », les « femmes séniors » ou « masculinisées », qui n’hésite pas à qualifier certaines populations de « bas de gamme » et qui fait peu de cas des « trois délaissées ». C’est enfin une Chine en constante évolution, dans laquelle les rôles sociaux sont remis en cause, les frontières entre rural et urbain se brouillent, celles entre les genres se fluidifient.

On pourrait regretter que certaines expressions renvoient à des phénomènes déjà un peu anciens, comme le « lait en poudre empoisonné », ou les « mariages coopératifs ». Ou que les termes politiques, ceux du pouvoir, aient été écartés pour mettre en lumière ceux de la société civile. La bonne nouvelle, c’est que les chercheurs ont répertorié 9 500 termes nés en Chine entre 2001 et 2021. Il y a donc là matière à décliner à l’envi cette analyse très performante des mots qui racontent la Chine. Séverine Bardon

Alain Badiou et Pascale Fautrier | La question Sartre. Presses universitaires de France, 336 p., 19 €

Le philosophe rouge qu’Alain Badiou se plaît à être avoue avec délice avoir été foudroyé à dix-sept ans par la lecture de l’Esquisse d’une théorie des émotions. La philosophie lui « est soudainement apparue, en février 1954, comme peut le faire de la conviction religieuse la venue d’un ange ». Pourtant, ce n’était pas alors ce livre de Sartre qui avait le plus de chances de séduire un lycéen plus attiré par la scientificité mathématique que par la thématique de l’angoisse ou la description de la contingence. Ce petit livre austère eut donc sur lui l’effet d’une révélation, non de quelque religion, mais de la philosophie elle-même. Il fut l’origine aussi de sa manière propre d’être communiste.

Badiou n’a jamais été sartrien au sens d’une adhésion globale à cette vision du monde et des choses, mais il se reconnaît dans un certain nombre de thèmes comme la conception de l’engagement ou ce que disait de la conscience l’auteur de L’être et le néant. Le Sartre qui l’intéresse le plus fut celui du Diable et le Bon Dieu puis de la Critique de la raison dialectique, sa volonté d’approcher le monde par la voie de la philosophie plutôt que par la révolte pure ; sa vision quasi pascalienne de l’engagement ; sa réflexion sur la violence politique, la dictature, la terreur.

L’ouvrage qui nous parvient cet hiver juxtapose deux ensembles de nature différente. D’abord, trois conférences de Badiou consacrées à Sartre et une autre présentant « l’idée communiste » sur un mode platonicien. Ensuite, un ouvrage de Pascale Fautrier se livrant à une analyse approfondie des évolutions théoriques de Badiou. Cette étude montre une bonne connaisseuse de l’œuvre sartrienne et sait être claire et éclairante. Mais elle ne contredit pas l’intuition du lecteur selon laquelle l’objet de cet ouvrage est plutôt la question Sartre pour Badiou. Et la réponse à cette question est assez simple à formuler par le lecteur, même si elle fut sans doute délicate aux yeux de l’intéressé : celui-ci lit Sartre comme un autre lui-même, celui qu’il voudrait être. Non qu’il approuve tous ses propos, et il peut même afficher un clair désaccord, comme à propos des mathématiques ou avec l’individualisme ; mais l’auteur de la Critique de la raison dialectique, le combattant anticolonialiste, apparaît comme un modèle. Ce n’est pas un mince compliment que de créditer Sartre de « trente années d’exactitude dans la révolte » qui « ne sont comparables dans notre histoire littéraire qu’à Voltaire, qu’à Rousseau, qu’à Victor Hugo ». Quand on a dit cela, on ne va pas mégoter sur des divergences que chacun devine : l’idéal sartrien subsiste. Marc Lebiez

Gilles Guiheux et Lu Shi (dir.), Quand la Chine parle Alain Badiou et Pascale Fautrier La question Sartre Marc Dugain, L’avion, Poutine, l’Amérique… et moi Michel Zink Quand j’étais licorne Arnaud Idelon | Boum Boum – politiques du dancefloor,
« Le pont », Amadeo de Souza-Cardoso (1914) © CC0/WikiCommons
Marc Dugain | L’avion, Poutine, l’Amérique… et moi. Albin Michel, 368 p., 22,90 €

On ne voudrait pas bouder le plaisir de la lecture en recommandant le dernier livre de Marc Dugain. Un classique page turner book qu’on lit sans mauvaise conscience tant l’auteur glisse çà et là quelques analyses éclairantes sur le monde de la finance et de ceux qui la font tourner, sur la globalisation, la géopolitique et la politique tout court. Du bon journalisme, cela dit sans prétention car, grâce à son style, Dugain formule des critiques à l’adresse de la gouvernance des puissants que des plumes arides auraient du mal à faire comprendre. Comme à l’habitude, il est un auteur prolixe, il surfe sur des sujets qu’on dira d’actualité, c’est-à-dire vendeurs, et, même s’il est parfois en équilibre sur une ligne de crête, il sait s’arrêter à temps. 

Dans ce dernier livre, on oubliera, comme le narrateur lui-même, l’arrière-plan de sa vie personnelle, des enfants sans consistance qui sont bien sûr tout pour lui mais dont on ignore tout, le suicide d’une épouse tout aussi inconsistante, qui ne reprend chair à la fin du roman que grâce à l’exploitation convenue de l’abus sexuel combiné avec le consentement et, enfin, une histoire tirée par les cheveux de la maîtresse, une beauté froide dominatrice avec laquelle il a une relation sexuelle torride exclusivement dans des hôtels aussi impersonnels que leur relation. En bref, un vieux fantasme comme zeste obligé de sexe. Tous les ingrédients sont donc là pour faire un roman qui se lit vite et bien. De la même façon que Dugain les écrit : vite et bien. Dommage car, s’il prenait le temps, il pourrait écrire des livres qu’on n’oublierait pas à peine lus. Il y a des talents qui se perdent. Sonia Combe

Michel Zink | Quand j’étais licorne. JC Lattès, 170 p., 18 €

Retraçant son éducation littéraire et sentimentale, Michel Zink confie qu’il fut jadis licorne, comme sont naturellement les adolescents. Mais « Disney a tout faux avec ses petites licornes aguichantes », prévient l’illustre médiéviste. Il ne veut pas « faire pédant », et passe avec une érudition pleine d’humour du Physiologus à la frégate du chevalier de Hadoque, du Roman de la Rose aux chansons de Brassens. Chez les Anciens, l’unicorne est un nom masculin, et l’animal est d’une férocité bien masculine. Traduit, tout dépend du genre donné au mot « corne » : en allemand, il est neutre, Einhorn, en français le féminin l’emporte. Zink estime prendre des risques en se déclarant lui-même genré, mot dont il ignorait naguère l’existence, mais pas arriéré au point de refuser toute féminisation des substantifs. Ainsi adopte-t-il les bourrelles de Ronsard.

Genrée ou pas, la bête est redoutable. Pour la maîtriser, il faut envoyer une jeune vierge dans la forêt. Attirée par son chant, ou son parfum, la licorne vient s’agenouiller près d’elle et se laisse tuer ou capturer sans se défendre. Dans les bestiaires chrétiens, elle symbolise la passion du Christ qui a renoncé à sa puissance divine en s’incarnant dans le sein de Marie, et se sacrifie pour l’amour de l’humanité. Mais quand les poètes de la fin’amor s’emparent de l’animal, il devient l’image de l’amoureux transi. 

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Ce sont les strophes d’un trouvère : « Aussi comme unicorne suis », et les pages de Rilke sur les tapisseries de Cluny, qui ont inspiré au narrateur sa vocation de licorne, aimer de loin sans espoir de retour, une souffrance exaltante où il s’enlise sans voir que ses poètes préférés souffrent d’un narcissisme pire que le sien. Zink se livre à une critique sévère de cet adolescent attardé, un jeune benêt un rien prétentieux, qui croit pouvoir séduire par « l’étalage d’une pensée profonde, de dons littéraires et d’une âme poétique », prêt, tel Cyrano, à servir de confident aux jeunes filles dont il rêve sans se déclarer. 

Comme l’adolescent frileux, c’est à l’unicorne, sommet de son Bestiaire d’amour, que Richard de Fournival s’identifie. Le parfum de la jeune fille exacerbe son désir, mais la satisfaction des autres sens lui est refusée. Son échec amoureux est sa chance : « Il lui évite d’être entièrement captif de l’amour. » Peu après, la licorne se substitue à l’unicorne dans un roman en vers du XIVe siècle où elle ne représente plus le soupirant mais un reflet de la dame qu’il aime d’un amour chaste.

Au fil de ses lectures, Zink enchaîne méditations, émois juvéniles, curiosités de la science en herbe. Entre deux complaintes, on en apprend long sur les mœurs de l’éléphant, peu porté sur la bagatelle, du chameau qui s’enrhume en faisant l’amour. Mais surtout on mesure à quel point l’animal mythique a muté au cours des siècles, et perdu jusqu’au souvenir de sa dimension spirituelle. La faute aux poètes, « toujours plus sensibles à leurs amours qu’à leur salut ». Dominique Goy-Blanquet

Arnaud Idelon | Boum Boum. Politiques du dancefloor. Divergences, 210 p.,16 €

« La fête, si elle n’est autre que célébration d’une puissance collective, n’est que pure mascarade. » Auteur et critique d’art, Arnaud Idelon décrit ce tag comme déclencheur pour l’écriture de son livre. Boum Boum. Politiques du dancefloor fait de la fête l’objet d’une expérience sensible et d’une analyse conceptuelle. Chaque fois différente, elle est une équation complexe qui a pour variables ambiance, décor, corps, musique. Face à la multiplicité des « territorialités festives », Arnaud Idelon travaille le motif. Il décrit les nuits dans les clubs, les raves ou les free parties pour ausculter ce qu’il en est d’une expérience politique de la nuit. 

« La fête contemporaine, prenant racine dans les contre-cultures, n’a-t-elle pas été aspirée elle aussi par le capitalisme tardif ? En se mettant en scène comme transgressive, dans un jeu de masques et de symboles qui ne trouble que peu de choses, n’a-t-elle pas perdu son caractère subversif ? » La fête est toujours menacée par le « syndrome de Cendrillon ». Elle risque d’être réduite à une simple parenthèse momentanée dans le flux de nos vies quotidiennes. Cependant, la fête peut aussi être le lieu d’un devenir démocratique qui, par capillarité, déborderait de son cercle pour interroger et déranger nos codes sociaux. Pratique collective, la fête propose un espace fluide où les êtres, en s’agençant autrement, peuvent voir se transformer leurs idées comme leurs désirs. Si la fête n’est jamais « hors du monde » et n’échappe donc pas à la violence, elle peut néanmoins donner des pistes pour une politique à l’oblique. Arnaud Idelon réalise un essai vivant et illustré qui manie les concepts et les descriptions tout autant que les citations et les œuvres d’artistes. Un écho aux éditions Audimat qui font paraître la traduction du livre culte de l’historien américain Tim Lawrence sur l’histoire de la culture dance depuis les années 1970, intitulé Love Saves the Day. Marie Viguier

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