Gaza, terre de poésie

Publiée en édition bilingue (arabe/français), Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza prolonge une dynamique éditoriale qui a vu paraître plusieurs anthologies de poésie palestinienne ces dernières années. Son titre prend appui sur un vers du désormais célèbre poème « Si je dois mourir » du poète gazaoui Refaat Elareer, assassiné par une frappe israélienne en décembre 2023. À l’heure où Gaza tente de survivre au milieu des massacres, des arrestations et des destructions, cette anthologie restitue le souffle d’une terre où poésie rime toujours avec présence et résilience.

| Que ma mort apporte l’espoir. Poèmes de Gaza. Textes sélectionnés et traduits par Nada Yafi. Édition bilingue. Libertalia, coll. « Orient XXI », 232 p., 10 €

La dernière décennie a montré la preuve d’un intérêt indéniable pour cette poésie et d’une dynamique de traduction qui se confirme également au niveau des recueils individuels. Parmi ces publications, on peut citer notamment l’anthologie bilingue Interludes poétiques de Palestine (Le Temps des Cerises/Maison de la Poésie Rhône-Alpes, 2019), l’Anthologie de la poésie palestinienne d’aujourd’hui d’Abdellatif Laâbi (Seuil, coll. « Points », 2022) ou plus récemment Le cri de Gaza. 19 poètes de Gaza et de Palestine (Le Merle moqueur, 2024).

Dans sa préface à ce volume, la traductrice, Nada Yafi, rappelle que « la pensée poétique est à sa manière un acte de résistance, qui s’oppose à la volonté d’annihiler un peuple, une patrie ». Soulignant la diversité des profils et des voix poétiques de Gaza, Yafi note à quel point le territoire palestinien est devenu emblématique de la Palestine et indissociable d’une poésie se lisant désormais comme « un message qui transcende la mort ». 

Les poèmes du recueil sont divisés en deux parties : ceux écrits après l’offensive israélienne consécutive à l’attaque du 7 octobre 2023 et où se lit, dans un style percutant et incisif, la violence inouïe de la guerre ; et ceux antérieurs à cette date, invitant à penser le vécu des gazaouis au-delà de l’actualité immédiate, tout en révélant de troublantes résonances avec les récents événements. Ce faisant, cette répartition traduit en elle-même l’intrication, aujourd’hui incontournable, de la poésie et de l’histoire dans le contexte palestinien. 

Que ma mort apporte l’espoir : poèmes de Gaza.
Jabalia (Bande de Gaza, 2009) © CC-BY-4.0/rafahkid/Flickr

Recueillis sur Internet ou issus d’une anthologie publiée en arabe en 2022 sous le titre de Gaza terre de poésie, les poèmes des deux parties donnent un aperçu éclatant des tourments qui fondent l’écriture poétique à Gaza, territoire soumis à des années de blocus et de restrictions. Comme pour dire ce que lui doit cette génération de jeunes poètes confrontés à la violence sous toutes ses formes, l’anthologie prend pour épigraphe « Mohammad », un poème de Mahmoud Darwich, avec cette question qui interpelle d’emblée le lecteur : 

Combien de fois encore naîtra sous ce prénom

Un enfant à qui manque un pays

À qui manque 

Un rendez-vous avec l’enfance ?

La première partie du recueil est marquée par l’acharnement à dire l’existence gazaouie. Hiba Abu Nada, qui fait partie des nombreux poètes tués par les bombardements israéliens, écrit en écho à un autre poème de Darwich : « Nous ne sommes pas de simples passants ». Chaque poème se lit donc comme une énième preuve de vie, un cri retentissant contre l’annihilation et l’oubli. Qu’ils implorent les cieux, personnifient la guerre ou mettent en scène des dialogues empreints d’angoisse et de confusion, les poètes de Gaza s’emploient à restituer la vie sous les bombes, souvent dans des images saisissantes et décalées, traduisant le bouleversement radical de leur quotidien. Ainsi, Neeamat Hassan écrit qu’être mère à Gaza revient à « faire du pain frais grâce au sel de ses yeux ». Bissane Abdel Rahim, quant à elle, traduit l’idée d’un dérèglement temporel indissociable de la mémoire et de l’écriture : « Aujourd’hui c’est hier / Hier est le prolongement d’une ancienne douleur / Je ne veux pas être écrivaine ». 

Parfois, la poésie laisse place au journal de bord (Ahmed Mortaja) ou au texte de circonstance (Haïdar Al Ghazali). Le premier se définit « non pas comme un poète mais comme un homme ordinaire que le choc avec la réalité pousse à écrire, avec dérision », tandis que le second prépare ses souvenirs et ses rêves à « devenir cette petite ligne brève, ou ce simple numéro dans un dossier ». Avec la même énergie, chaque poème semble anticiper les massacres à venir et figurer l’apprentissage de la douleur née des traumatismes successifs.

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Confrontée chaque jour à « la clameur de la mort », la poésie gazaouie glisse parfois vers le domaine de l’imaginaire, une manière de franchir les obstacles et de repousser les frontières. Si Amira Hamdane rêve de sillonner le monde, libérée de « toutes les spéculations rationnelles et terrestres », Fidaa Ziyad puise dans l’imaginaire de trois enfants qui rêvent d’une réincarnation pour échapper aux bombardements. 

Pour autant, cette poésie écrasée par le présent fait toujours preuve d’une grande lucidité politique : « Pas un législateur, pas un dirigeant, d’Orient ni d’Occident / Qui ait pu essuyer ton front, Gaza, de toute cette mort », constate Yahya Achour. Dans le vaste cimetière de Gaza, Mona Al Masdar évoque les martyrs qui s’envolent vers le ciel pour « dissiper la gangrène de l’exode / Et le mensonge des corridors sécurisés ».

D’un poème à l’autre, la langue s’impose comme l’outil fondamental d’une réinterprétation du réel. Ainsi, dans « Conjonction de coordination » (« Waw al atf » en arabe), Maryam Qosh exploite la polysémie du mot arabe « atf », qui veut dire à la fois coordination et compassion, pour mettre en exergue la logique cumulative des massacres : 

Avec les noms des martyrs, il y a toujours un « et »

Est tombé en martyr un tel et son père et sa mère et 

      ses enfants et son quartier d’habitation

Et ses souvenirs et ses rêves et les journées qui l’attendaient

Ainsi va 

L’interminable coordination.

La première partie de l’anthologie révèle progressivement une forme de lassitude face à la mort qui se répète à l’infini : « Peu nous importe désormais que quiconque nous aime / Nous sommes fatigués des paroles dites et du non-dit », conclut Samer Abu Hawwash. 

Que ma mort apporte l’espoir : poèmes de Gaza.
Gaza brûle (2009) © CC-BY-SA_4.0/Al Jazeera/Flickr

Dans la deuxième partie, consacrée aux poèmes d’avant le 7 octobre 2023, le lecteur perçoit la profondeur historique du désastre palestinien. Comme souvent dans la poésie palestinienne, le questionnement est le mode privilégié pour dire le désarroi : « Qui pourrait éteindre la guerre en moi / Et me prêter un peu d’oubli / Trouver une autre définition / À ma nuit / À toute cette insomnie rebelle / Sous les décombres », s’interroge Al Masdar. De son côté, Hind Joudah se demande : « Qui fera signe à la ville qui bâille, toute somnolente encore / Sans porter sa main blessée à la bouche, dans l’espoir / de vivre un matin ordinaire ». Enfin, Anis Ghoneima renchérit : « Qui pourrait rechercher dans les cendres de mon âme / Pour l’enterrer avec les miens ? »

Le retour incessant de la guerre impose un travail de méditation sur le sens et les repères de la vie quotidienne. Si le temps « se suicide » ou « se compte en martyrs » (Nasser Rabah) et que « les cieux se rétrécissent dans la main du chagrin » (Mohammed Teyssir), « les chiffres sont le cauchemar du réveil » (Doha Al Kahlout) et la survie relève presque toujours du miracle, voire du mensonge. 

Rares sont les voix qui s’aventurent à penser la fin des guerres, à imaginer, comme le fait Ahmad Al Souq, un grand restaurant ou un bal pour effacer la violence et mesurer l’indifférence du monde. Toujours est-il que les poètes gazaouis redoublent d’efforts pour préserver les mémoires aussi bien intimes que collectives des tensions qui les menacent. Ainsi, Hiba Sabri compare les vies qui s’entrechoquent dans sa tête, Amal Abou Qamar voit en la mort « une lutte entre des choses vidées de leur vérité », tandis que Hisham Abou Asaker devance la Faucheuse en préparant son testament « avec l’assurance d’un défunt / qui décide de son propre sort ». Si Mosab Abu Toha rend hommage à son grand-père, mémoire vivante d’un retour sans cesse reporté, Fatima Mahmoud Ahmad brosse le portrait d’un « mystérieux jeune homme du mois de mai » dont l’apparition incarne la promesse d’une libération à venir.

Là encore, l’imaginaire et le rêve volent souvent au secours des poètes. Abandonnant toute tentative de compréhension des événements, Mohammed Shaqfa songe « à la manière dont [il] pourrai[t] se transformer en botte de foin ». Muhannad Younès, quant à lui, s’invente « une famille éphémère » le temps d’un trajet en taxi. La poésie gazaouie est presque toujours travaillée par la question du déplacement, elle interroge souvent la possibilité d’une transformation symbolique ou d’un élan libérateur par les mots.

Chacun et chacune à sa manière, les poétesses et les poètes de Gaza apprennent à lire « les petites misères » sur le visage des survivants (Marwa Attiya), à saisir « le cri du silence » (Elena Ahmed) ou à constater la diminution des corps et l’accélération de l’isolement : « Entre le monde et moi », écrit Mohammed Awad, « il y a comme une barrière que les mots ne traversent pas ». Dans le même registre, Rawan Hussein rajoute : « Si j’avais une vraie langue, / J’aurais mastiqué la vérité / Et l’aurais recrachée au visage de la vergogne désorientée ».

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Pris à témoin des souffrances palestiniennes, le lecteur est sommé d’ouvrir les yeux sur une résilience demeurée intacte malgré les épreuves, à l’image de cette invitation lancée par Adham Al Aqqad : « Viens nous voir comme nous sommes, défier en riant le fouet cinglant notre sang chaud sur la croix et la religion futile de l’humanité ». Tantôt combative et iconoclaste, tantôt rêveuse et indocile, la poésie gazaouie refuse la fatalité et s’évertue à creuser des sillons au cœur du drame.  

Une traversée de la partie arabophone du recueil permet d’éprouver encore davantage la force désarmante de cette poésie arrachée aux affres de la douleur. La langue arabe, avec sa richesse sémantique et ses variations phonétiques, éclaire l’expérience profonde de chaque poète. Ce qui frappe le plus dans les versions originales des poèmes, c’est l’extrême diversité des registres poétiques et la malléabilité d’une langue qui encadre le vécu et prend en charge la douleur, comme pour adoucir la solitude des poètes livrés à eux-mêmes. On referme cette anthologie avec le sentiment d’avoir traversé un champ de ruines et côtoyé des âmes vibrantes de courage et de foi en ce que peut la poésie en Palestine. Dans sa postface, l’écrivain palestinien Karim Kattan écrit que « tout est piètre et lamentable après avoir écouté parler les poètes de Gaza ». 

Que faire donc après avoir accueilli, l’espace de quelques pages, le souffle de ces poèmes sauvés du chaos ? Pour Kattan, il faut cultiver le silence du rêve, puiser dans les souvenirs pour ressusciter les paysages perdus et préserver les choses précieuses qui résonnent dans la poésie de Gaza. Ces poèmes, nous dit Kattan, sont « des appels à reconnaissance ». Il faut continuer d’écouter les poètes de Gaza, accepter d’être hantés par leurs blessures et leurs deuils, faire l’effort quotidien de « leur rendre à chacun l’honneur qu’ils méritent ». Tel est donc le pacte de lecture que propose cette anthologie : un devoir d’écoute attentive et responsable pour comprendre que Gaza est, et restera malgré tout, une terre de poésie. 

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