Romancier, essayiste et journaliste, Julien Jouanneau s’est depuis longtemps montré désespérément attaché à la survie – de l’espèce, de l’homme dans sa misère et sa mort programmée. Il publie un stupéfiant roman où un soldat de la Grande Guerre, projeté dans un immense cratère creusé par un obus allemand, se bat contre la soif et un vautour, avec un acharnement héroïque. Mais son récit n’est pas un nouveau texte sur cette guerre insensée des hommes dont, depuis Roland Dorgelès, la littérature a tout dit, il est seulement le récit exclusif du combat de l’homme contre la mort, une exaltation de la rage de survivre.
Julien Jouanneau s’est intéressé naguère à La dictature du bien (L’Aube, 2016) pour s’interroger sur la puissance du mal et de la maladie dans notre quotidien et sur la volonté de faire le bien quand on n’a plus rien à perdre, puis s’est penché sur la condition animale dans un roman nommé au Goncourt des animaux, Le voyage de Ludwig (Flammarion, 2019) rapportant le dramatique et héroïque parcours d’un chien, pénétré d’espoir et de fidélité, suivant entre les rails le train qui emporte sa maîtresse tant aimée, Hannah, à Auschwitz et la suivant jusqu’au bout de la nuit, jusqu’à la porte des douches au gaz mortifère d’où elle ne sortira que par la cheminée, transfigurée en ange du ciel.
Dans Deux litres et demi, il y a au départ l’image, imposée par l’exergue, du « Dormeur du val » avec ses « deux trous rouges au côté droit », soulignée dès la première phrase du récit : « J’ai dix-sept ans et toute la mort devant moi ». Mais sur ce val rimbaldien (le poète n’avait que dix-sept ans aussi quand il l’écrivit) ne poussent que « quelques fleurs de barbelés et de phalanges pointées vers le ciel vide ». Nous sommes sur un champ de bataille et « la campagne de la Meuse rugit » tandis que « les Boches émergent de leur tranchée » : guerre de 14, voilà pour le décor de cette grandiose mise en scène de la mort, où « la nuit inonde le jour ». Le Je du récit est un de ces Poilus qui, au cœur de l’assaut, voit défiler dans sa tête les belles images de Saint-Malo, de ses plages, et « les cuisses lactées » de la femme qu’il aime, qui l’attend au pays breton, et avec qui il partage, ou plutôt partageait, l’espoir d’être heureux et de goûter aux fruits qui, dès lors, ne passeront pas la promesse des fleurs.
Pour lui, la guerre finit quand, après maintes voltiges dans le fracas et la mitraille qui lui font perdre conscience, et le sang qui coule de sa plaie, il se découvre survivant au milieu d’un cirque, encerclé de muraille, au fond d’un trou, au milieu de morts et de décombres, lui seul reprenant son souffle. Faut-il crier, appeler à l’aide ? Mais le risque est si grand d’alerter l’ennemi que le narrateur choisit le mutisme, accordé à l’intense silence et la fallacieuse innocence du paysage où ne surgit qu’un squelette de chêne sur la crête que le narrateur nommera tout du long le Pantin. Vilaine farce que cette guerre ! Le voilà couché, le dos coincé contre la pierre, la jambe paralysée par la fracture saignante du tibia, récupérant sa musette et calculant son avoir : un bout de saucisson, du tabac, une boîte de sardines, un carré de chocolat, un peigne, un caleçon dérisoire, cinquante centilitres de gnôle, mais surtout une gourde intacte avec ces deux litres et demi d’eau qui vont donner son titre à ce livre. Car désormais, au milieu du désert, cette eau chichement mesurée est le seul espoir de survie. « Je m’extasie devant le clapotis contre ses parois en métal », s’écrie-t-il, et voilà pour la seule jubilation du récit, tandis qu’après la première et lénifiante gorgée « le cratère emprunte l’élégance d’un val breton ».
Nous venons de découvrir le prologue. Ce qui suit est non pas une ample tragédie aux cent actes divers, mais une représentation dramatique d’une intense monotonie où les actes multiples sont nommés selon l’épuisement progressif de cette gourde ; ainsi passons-nous de « Un litre quarante » à « Un litre », puis, decrescendo, à « Quatre-vingt-deux centilitres », « Soixante-dix centilitres », etc., jusqu’à l’inévitable « Zéro centilitre » et ce constat de fin du monde : « Ma bouche fait le deuil de la salive. Ma langue agrippe les gerçures aux lèvres. La soif a gagné ».
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La gageure de ce récit est l’immense richesse de son style, la prolifération des images, la troublante beauté des visions délétères, la crue abondante des métaphores. Ah Dieu ! que la guerre est jolie ! pourrait-on dire en se rappelant le cinéaste Richard Attenborough filmant la guerre de 14, sauf qu’ici Dieu est absent et la guerre oubliée, pour ne laisser place qu’à la lutte incertaine de Jacob avec l’Ange de la mort. Aucun panoramique, nulle chevauchée, aucune empoignade ni de valse des corps écrabouillés : ici, en gros plan – un plan séquence –, nous n’assistons qu’à la stratégie de survie d’un homme blessé et promis au trépas. Dérisoires sont les points de suture qu’il se bricole sur la plaie ouverte de sa jambe, déjà fourmillante de mouches, puis agressée par le bec victorieux du vautour, explorateur averti des champs de bataille. Dérisoires, ces deux jours de vivres. Lamentable, l’étiolement de sa gourde dont le blessé mesure rigoureusement l’apurement, avec une force de caractère qui est le vecteur de son héroïsme : « Je consacre mon midi à l’économie de mouvement, de respiration et d’eau. Le cratère, four à pain géant, semble se fermer sur lui-même pour me digérer. Le moindre mouvement assèche la gorge. Je boirais à en vider un lac ! J’ai beau maintenir la bouche fermée : mes gencives et mes dents griffent la face interne des joues. Ma langue gonfle. J’accumule le reste de salive et l’avale. Le goût est âcre… »
Et cette progression de l’épuisement est si bien rapportée qu’on peut mettre au défi tout lecteur de replier les pages de ce livre avant la sentence finale. Non, ce livre se lira d’une seule goulée, le lecteur rêvant avec le naufragé de boire jusqu’à plus soif. Avec, chevillée au cœur, la ferme intention de s’en tirer, le narrateur nous sert une sacrée page de manuel de survie : « Je n’ai que dix-sept ans, bordel ! Si la vie était une échelle en bois, cet âge serait seulement le deuxième barreau, bientôt cassé ! Si je survis et atteins le troisième, je jure d’accomplir mon existence sur des fondations solides. Je deviendrai un autre, quelqu’un de convenable, impitoyable envers le renoncement et le pessimisme. Mes choix seront assumés, chaque échec examiné et la moindre opportunité applaudie. Je foncerai tête levée. Je penserai au pire, pour mieux l’empêcher. Je saisirai les boules au ventre et les jetterai dans le trou. La mélancolie ? Au fond du trou… Le séjour dans ce cratère me fera grandir en arbre millénaire… Vous pourrez griffer mon écorce, casser mes branches et mes feuilles, vous ne m’abattrez pas. »
Et le double miracle se produit : au chapitre « Dix-huit millions de litres », dont on admirera l’hyperbole, « les nuages obscurcissent l’horizon », et c’est bien la jouissance aiguë que de parier la lumière sur l’obscurité : la pluie, le bienheureux déluge qui, non content de laver les blessures, entoure l’agonisant d’un marécage qui croît en couches ascendantes tandis que les orages redoublent de force, et le voilà hissé au sommet de ce qui était un vaste trou d’obus, resurgi à la lumière tel le nouveau-né éclairé par le jour. Il faut à l’auteur pas moins de huit pages d’intense dramatisme pour venir à bout de cet accouchement. « Après, le noir total », clap de fin.
C’est dans le chapitre intitulé « Un litre » que le romancier signe la renaissance de l’espoir. Une carafe d’eau sur la table de nuit de l’hôpital où « Je » sauvera sa peau en consentant « seulement » au sacrifice de sa jambe gangrenée. Mais la rêverie malouine est intacte sous ses paupières, sa Jeanne l’aura attendu, et le happy end envahit l’écran : le temps de la convalescence, le long temps nécessaire à l’espoir pour rejoindre la réalité, deux ans qui passent, et voilà le mot de la fin : « J’ai dix-neuf ans et toute la vie devant moi ». Ainsi se referme la boucle du récit d’une mort annoncée à une vie retrouvée, et le serpent d’heureux présage se mord la queue. On saluera le tour de force de Julien Jouanneau qui réussit à nous retenir sur une seule séquence, un homme dans son trou et sa rage de vivre, ou plutôt de survivre. Beckett n’est pas loin, l’optimisme en plus, car le romancier sait ici faire fleurir l’aridité et le dénuement par un flot inédit d’images et de saillies polychromes, comme autant d’attaches et d’accroches qui permettent à l’espoir d’opérer l’ascension et d’accéder au salut. De cette lecture aussi éprouvante qu’enivrante, on ne sort que grandi.