L’homme d’Homère, celui de Térence auquel rien d’humain n’est étranger, celui des chrétiens, celui des humanistes de la Renaissance, celui des Lumières, celui dont Nietzsche proclame la mort, celui dont Primo Levi se demande s’il existe encore, celui que les humanitaires veulent sauver, et celui que les transhumanistes veulent envoyer sur Mars, sont-ils le même Homme ? François Hartog se pose toutes ces questions dans un essai qui allie profondeur historique et lucidité philosophique.
La philosophie a souvent mauvaise presse chez les historiens, surtout chez ceux qui eurent à se débarrasser des ombres pesantes de Michelet, de Renan et de Taine. François Hartog est un historien philosophe, et il est loin de rejeter ces grandes figures, lui qui a écrit sur Renan (La nation, la religion, l’avenir. Sur les traces d’Ernest Renan, Gallimard, 2017), mais dans ses travaux sur l’histoire de la Grèce ancienne il est fort loin de la Prière sur l’Acropole. Le type d’histoire qu’il pratique vient de deux traditions : celle de l’école française de Jean-Pierre Vernant et de Pierre Vidal-Naquet, et celle de l’histoire « conceptuelle » de Reinhart Koselleck, qui interroge les manières dont les catégories de pensée émergent, sous forme notamment d’oppositions comme celles de la morale et de la politique, de l’État et du citoyen. Outre de grands livres qui ont repris le problème toujours renouvelé de notre relation à la Grèce antique, on doit à Hartog d’avoir explicité les formes de rapport à l’expérience du temps et à l’histoire dans les cultures de l’Occident. Son précédent livre, Chronos (Gallimard, 2020), montrait comment on était passé du temps immuable des Grecs à celui de l’attente chrétienne de la fin des Temps, puis à une conception d’un progrès indéfini et à un présent contemporain sans mémoire en attente d’une apocalypse sans rédemption. Départager l’humanité est la suite assez naturelle de ces enquêtes sur ces régimes temporels, car ils sont associés à des conceptions distinctes des notions d’homme et d’humanité.
À la différence des partages naturels, comme le partage des eaux d’une rivière, les partages effectués par les humains à la fois séparent et unissent : Adam n’est pas Ève, mais ils seront, nous dit la Genèse, unis dans une seule chair ; les barbares n’ont pas droit de cité mais les exclure renforce les liens à l’intérieur de celle-ci. Hartog ne veut pas traiter de la multiplicité des partages institutionnels et politiques, mais des grands partages « initiaux » qui fondent une culture : hommes et dieux chez les Grecs et les Romains, Dieu et ses créatures chez les chrétiens. Son histoire porte aussi sur les grandes unifications, dont la principale est celle promue par les humanistes, qui conduit au temps des Lumières, à la Déclaration des droits de l’homme et à la critique de la religion chrétienne qui culmine dans les célébrations de la mort de Dieu et dans l’exaltation du Surhomme chez Nietzsche. Après la Seconde Guerre mondiale, Nuremberg, puis Hiroshima, l’humanité s’affronte à son autre, l’inhumain : Robert Antelme, Primo Levi, Günther Anders se demandent comment l’espèce humaine peut survivre à de telles catastrophes (on n’a pu lire Chalamov que plus tard). En réaction, les philosophes, comme Sartre, revendiquent l’humanisme, tandis que Heidegger persiste et signe dans son refus d’y souscrire. Ensuite, les luttes anticoloniales mettent à mal l’Homme occidental et son hypocrite Raison universelle. Hartog montre comment à notre époque la notion d’humanisme laisse la place à la question biologique de la nature humaine. Est-elle vraiment si exceptionnelle, et le partage homme/animal est-il si net ? Les transhumanistes posent la même question au sujet du partage robots/humains et nous verraient bien sur Mars avec des implants cérébraux. On se retrouve finalement dans cette curieuse situation où il apparaît plus important aux yeux des pessimistes de l’Anthropocène et des post-humanistes de sauver Gaia qu’Homo, et où l’humanitaire est au sommet des priorités éthiques alors même que l’homme anthropos est au plus bas de l’échelle. Qui veut-on sauver ? Prométhée, Faust, L’Étranger de Camus, ou les arbres et les fleuves qui, nous dit-on, ont aussi des droits ?
On a beau avoir affaire à une histoire dont on connaît les grandes lignes, la version qu’en donne Hartog l’éclaire en de nombreux points. Ne revenons pas sur les origines grecques, qu’il analyse avec profondeur. Ni sur les romaines, avec la fameuse répartie de Térence, homo sum, et l’idéal de l’homo humanus, et sur les transformations de l’idéal humaniste quand il passe de la synthèse de Pic de la Mirandole à la Renaissance, quand l’homo christianus s’efface chez Montaigne alors même que l’humanité des Indiens est affirmée par Las Casas. Au temps des encyclopédistes, le couple même christianus/humanus disparaît et l’humanisme finit par se réduire au projet éducatif du Gymnasium. On a l’impression qu’il n’est plus qu’une coquille vide, ou un substitut de religion. Quand on revendique l’homme, c’est tantôt, à l’instar de Feuerbach, comme Dieu pour lui-même une fois Dieu évacué, tantôt comme Dieu social chez Comte. À partir de là, au vingtième siècle l’histoire se brouille : comment affirmer la dignité humaine dans des époques de guerre, d’oppression et de massacres à grande échelle ? Après 1945, l’humanité est confrontée à la possibilité de sa destruction complète. C’est le moment où tout le monde se dit humaniste, les chrétiens (Maritain, de Lubac), les communistes (Hartog reconstruit très bien la querelle autour de l’humanisme de Marx, qui visait avec la société communisme un homme réellement humain, sans les entraves de la société capitaliste [2]), et les existentialistes (Sartre).
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Seule note discordante : Heidegger, qui entend, relève Hartog, renoncer à l’homo humanus des Romains et revenir aux Grecs, qui seuls permettraient de penser l’essence de l’homme « à partir de la proximité de l’Être », hors de la métaphysique, comme « être pour la mort ». C’est à ses disciples que reviendra la responsabilité de comprendre à quoi mène la sortie de « l’oubli de l’être » : à un nouvel humanisme, débarrassé de la question métaphysique, dans lequel l’homme doit retrouver l’essence du Dasein et « la dureté de son destin » ? À un humanisme sans l’homme ? Assez curieusement, alors que ces injonctions en forme de rébus spéculatif auraient semblé conduire à un athéisme radical, nombre de penseurs qui ont suivi cette voie heideggerienne sont plutôt revenus à la théologie chrétienne [2]. Comme le remarque Hartog, Heidegger fait comme si Nuremberg n’avait pas eu lieu.
Une décennie plus tard, l’un de ses lecteurs, Michel Foucault, à la fin de Les mots et les choses, trouva une manière encore plus simple de congédier le problème de l’humanisme : la question de l’homme n’est pas « le plus vieux problème qui se soit posé au savoir humain », mais « une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente ». Ce qui l’autorisait à cette déclaration, pensait-il, est le fait que les « sciences humaines » sont récentes et que la question « anthropologique » ne date que du siècle précédent, à partir de la question de Kant : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Foucault, dans un superbe non sequitur, suppose que, parce que le discours sur l’homme dans les sciences humaines est récent, la question philosophique de la nature de l’homme a disparu. Tout dans la suite le dément.
Lévi-Strauss, note Hartog, semble rejoindre Foucault, mais, quand il prône un « humanisme généralisé » qui inclut les sociétés dites primitives, il retrouve cette question, tout comme Philippe Descola, qui entend dépasser les partages nature/culture et humain/non-humain, en incluant la nature dans son anthropologie. Est-ce, comme il le soutient, une forme de naturalisme ? Comme le remarque Hartog, Descola a un bien curieux usage du terme « naturalisme ». Car le fait de décrire un univers de sociétés qui placent l’homme au milieu des animaux et qui n’ont jamais pensé que les frontières de l’humanité s’arrêtent à l’espèce humaine ne fait pas un naturalisme : le naturalisme est la thèse selon laquelle toutes les explications sont des explications causales et toutes les entités sont des entités naturelles au sens où les sciences de la nature les comprennent. Descola, quand il parle de « mondes » (idée reprise par Bruno Latour), est plutôt un pluraliste relativiste assez mou, et pas un moniste matérialiste au laser neuronal entre les dents, comme Jean-Pierre Changeux. Avec ce dernier, on est aussi dans la confusion avec son thème de l’homme « neuronal » : même si l’essence de l’homme comme être naturel et comme animal est d’être son cerveau et le produit de l’évolution, cela signifie-t-il que son essence comme être culturel et social est neuronale ? Mais si l’on se place à l’autre extrême, celui du culturalisme radical, cela n’implique pas que, comme le dit Simone de Beauvoir (reprenant Érasme, comme le note malicieusement Hartog), que l’on devient homme comme on devient femme, par un tour social.
François Hartog se garde, dans ce livre, de poser la question philosophique de la nature de l’homme, au sens critique et spéculatif du terme. Mais il la dessine en pointillé. Il nous montre comment elle s’est posée d’une époque à l’autre, à travers à la fois des conceptions du temps (comme éternité, puis histoire, avenir et présent perpétuel) et des partages d’abord radicaux puis estompés. Mais son livre magistral ne peut que nous solliciter pour essayer de la comprendre mieux. On devrait, me semble-t-il, la prolonger dans trois directions. La première est celle de savoir si elle n’est pas aussi la question de la connaissance de l’homme. Depuis Socrate au moins, la philosophie se demande comment on peut se connaître soi-même. Apparemment, seul l’homme se la pose. Ce n’est pas parce que cette question a été posée de manières différentes depuis l’Antiquité, et peut-être au-delà de la civilisation occidentale, qu’elle se réduit aux manières dont elle a été posée. Ce n’est pas non plus parce que certaines interrogations seraient, comme le suggère absurdement Foucault, tardives, qu’elle ne se pose pas, et ne mérite pas une réponse un peu plus sérieuse que celles qu’ont fournies les philosophes phares de l’humanisme, du structuralisme ou du transhumanisme [3].
La seconde direction est celle de l’essence ou de la nature de l’homme, au sens, n’en déplaise à Heidegger, d’étant particulier au milieu des étants. Ici, la réponse, à mon sens, ne peut être que naturaliste, au sens ordinaire : l’homme est un être biologique, un certain type d’animal, produit d’une évolution, et l’on en sait, depuis Darwin, bien plus qu’on n’en a su dans les siècles antérieurs. Mais cela n’autorise en rien à admettre « l’antispécisme » des transhumanistes. Ce naturalisme n’est pas suffisant. Il faut comprendre comment l’homme a pu devenir un être historique, mais sans souscrire aux mythologies hégéliennes et marxistes. Ce livre y contribue, dessinant les limites de cette histoire. La troisième direction est éthique : c’est celle, pour parler comme Fichte, de la destination morale de l’homme, non pas au sens où il faudrait revenir à une théodicée ou à une humanodicée, mais au sens où il faut comprendre comment il peut y avoir des commandements moraux qui ne sont pas issus de la biologie de l’espèce et créent un ordre distinct de celle-ci. Quand Hartog, dans son dernier chapitre, pose cette question comme celle de savoir comment affronter l’inhumain, il touche la corde juste. Bref, son enquête est exemplaire.
[1] Voir les commentaires éclairants d’Alain Boyer, Karl Marx. La transparence et les entraves, Vrin, 2024
[2] Sans parler de ce que Dominique Janicaud appelait le « tournant théologique de la phénoménologie », voir la trilogie monumentale de Rémi Brague, racontant, mais très différemment, la même histoire que Hartog : La sagesse du monde (2002), La loi de Dieu (2008), Le règne de l’homme (2015).
[3] Pour une réponse plus sérieuse, voir Claude Romano, Être soi-même (Gallimard, 2019).