Une même obsession

L’institut Giacometti propose dans son beau musée de poche un magnifique dialogue entre les œuvres d’Alberto Giacometti et celles de Giorgio Morandi, deux artistes majeurs et si singuliers du XXe siècle. Où l’on découvre, au-delà de tout ce qui les sépare, une même obsession à livrer sa vision du réel, inlassablement.

| Giacometti/Morandi. Moments immobiles. Institut Giacometti. 5, rue Victor Schœlcher, Paris. Jusqu’au 2 mars 2025

A priori, ils n’appartiennent pas à la même constellation. Ils sont pourtant contemporains : Morandi est né en 1890 à Bologne (Italie) et Giacometti en 1901 à Borgonovo (Suisse). Ils sont morts à dix-huit mois d’intervalle au mitan des années 1960. Dans leurs monographies et biographies de référence, aucune mention de l’un dans la vie de l’autre. Une rapide mention chez Bonnefoy pour dire leur contemporanéité, sinon rien, que ce soit dans le Giacometti d’Yves Bonnefoy, dans la récente biographie Alberto Giacometti de Catherine Grenier, ou dans la monographie Giorgio Morandi. Une rétrospective, publiée en 2013 à l’occasion d’une rétrospective à Bruxelles. Ils ne se sont jamais croisés. Ils ne produisent pas, ni ne s’intéressent à la même chose. Morandi a peint, dessiné et gravé des compositions de natures mortes : pots, boîtes, vases, bouteilles et fleurs, des paysages aussi, beaucoup. Giacometti a scruté jusqu’à l’épuisement le vivant dans l’œil de ceux et celles qui lui ont fait face des heures durant dans l’atelier de la rue Hippolyte-Maindron, livrant dessins, peintures et sculptures.

Et pourtant, une même obsession, un même engagement dans leur art fascinent chez l’un et l’autre, depuis toujours. C’est ce que cette exposition met en lumière, le temps de quelques salles, en ce beau lieu, ancienne demeure du décorateur Paul Follot, en s’attachant à montrer ce qui les lie, tout au long de leur chemin de création. Elle interroge les moments-clés dans la création des deux artistes : l’influence des maîtres, le dialogue avec les avant-gardes, la recherche dans le grand isolement, les années de maturité où s’épanouit la représentation de leur vision du réel, et les dernières œuvres.

Giacometti/Morandi. Moments immobiles
Vue de salle de l’ exposition « Giacometti/Morandi. Moments immobiles » © Institut Giacometti

L’exposition s’attache à montrer dès la première salle des réalisations parallèles : portraits, paysages, natures mortes et, pour chacun, des traitements différents, fruits d’influences divergentes. Très tôt, cependant, les deux artistes éprouvent une même fascination pour Cézanne. Mort en 1906, Paul Cézanne constitue un maître, une voie à suivre et éprouver, pour chacun d’entre eux, tant il interrogea la notion de représentation du réel dans sa peinture. Tous deux s’emparèrent et donnèrent leur version de la « leçon » de Cézanne.

En même temps qu’ils interrogeaient les maîtres anciens et plus récents, ils ont été entraînés par les stimulations artistiques de leur temps et de leur environnement : les futuristes et la peinture métaphysique de De Chirico pour Morandi, le cubisme et le surréalisme pour Giacometti, ce dont témoignent quelques œuvres exposées. L’exposition montre en peu d’œuvres, mais dans une grande intelligence de mise en lien, la recherche des deux artistes et l’évolution de leur travail.

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Une chose frappe chez Morandi : sur les natures mortes autant que sur de nombreux paysages, la vision de murs, souvent borgnes, et de chemins blancs qui ne mènent nulle part met le regard en butée, comme contraint de se faire face, de se scruter. Aucune trace de vie humaine dans ces multiples variations de formes et de couleurs, dans ces dialogues incessants entre les espaces pleins et les vides. Au fil des années, textures et couleurs évoluent, s’éclaircissant, se raréfiant parfois et les ombres disparaissent, la poussière recouvre des objets ayant perdu toute utilité humaine. Comme la vision d’un monde après le monde… humain.

À scruter les pots, boîtes, vases, carafes, savantes compositions de formes et de couleurs chaque fois réinventées de Morandi en regard de Clairière, La place et Forêt de Giacometti, assemblages de silhouettes regroupées sur un même socle, on se demande s’ils ne faisaient pas qu’une seule et même chose : essayer de donner une forme à la vision obsessionnelle qui les requiert. On se souvient que Giacometti ne voyait plus ses modèles comme des humains, représentait « un arbre comme une femme, une pierre, comme une tête ». On se rappelle l’anecdote, maintes fois lue et entendue, de Giacometti demandant le soir venu à sa femme, Annette, ce qu’elle avait fait de sa journée, alors qu’elle avait posé pour lui pendant de longues heures. Et Morandi déclarant à propos de tous les objets inanimés qu’il avait mis en scène et représentés : « J’éprouve le plus grand respect pour ceux que j’ai utilisés, ne serait-ce qu’une fois, dans mes tableaux. »

Giorgio Morandi dans son
atelier. Bologne, 1953
© photo Herbert List / Magnum
Photos
Giorgio Morandi dans son atelier (Bologne, 1953) © Herbert List /Magnum Photos

Au-delà d’un même engagement dans leur art, d’une même obsession à montrer, à témoigner de leur vision du réel, interrogeant l’homme et le temps à l’œuvre, Giacometti et Morandi partagent un même attachement à un atelier-tanière qui permet l’incessante recherche : une chambre-atelier d’une vingtaine de mètres carrés où un plan de travail et un mur servent d’unique théâtre à Morandi, une fenêtre qui donne sur la cour de la via Fondazza ; à peine plus grand (23 m2) pour Giacometti, dont on peut apprécier une passionnante reconstitution à l’entrée de l’Institut. L’atelier d’été dans les montagnes de Grizzana (qui suggère à Morandi nombre de ses paysages) et la maison familiale de Stampa pour Giacometti constituent autant de lieux familiers pour continuer leur recherche. 

À voir et revoir, à scruter sans cesse, les œuvres exposées à l’Institut, un souvenir hante, prégnant : à quelques rues de l’Institut, en ce début 2025, la salle « L’homme qui marche » dans l’exposition Rodin/Bourdelle présentée par le musée Bourdelle. Là, des hommes qui marchent représentés par Bourdelle, Matisse, Richier… Et soudain, au fond de la salle, comme en apothéose, éclatant de présence et de force, de vulnérabilité autant que d’opiniâtreté, Homme traversant une place de l’élève Giacometti. Est-ce cela l’aura d’une œuvre ? Tant de ces œuvres nous sont proposées à l’Institut.

L’exposition Giacometti/Morandi est une magnifique introduction aux deux artistes, à deux auteurs qui se sont obstinés à donner à voir, à tenter de rendre perceptible leur vision du monde, ce qu’ils voyaient du réel. Elle constitue un très bel hommage à deux voyants qui ne cessent de nous sommer de regarder le monde.