Voici venu le temps de ce que Jean-Christophe Bailly appelle « l’universelle banlieue », et avec elle la fin d’un modèle millénaire d’habitat, celui de la ville-monade (pas nomade !), ensemble clos, voire fortifié, par opposition aux « « champs », à la campagne, au monde de l’agriculture sans lequel il ne peut cependant vivre.
Mais qu’est devenu l’idéal de la ville toscane au Moyen Âge ? Le modèle urbain des immenses agglomérations s’est imposé, l’humanité vit désormais majoritairement dans des villes mais celles-ci ne semblent pas être en mesure d’accueillir et il est difficile de ne pas penser qu’il est tout prêt à exploser. « Une forme de ville s’achève dans le désordre », observe Jean-Christophe Bailly. Vulnérable, ce modèle l’est assurément, exposé qu’il est au changement du climat, aux tremblements de terre, et – de manière tout à fait monstrueuse – aux incendies. Jean-Christophe Bailly rappelle à ce propos le spectaculaire effondrement en 1906 des habitations en bois de San Francisco. Pour ne rien dire de tous ceux qui jugent utile de bombarder ce qui reste. Walter Benjamin, souvent cité, avait deviné que le triomphe de la ville marchande finirait dans les ruines et « les éclats » des bombes.
En rassemblant une dizaine de textes finement écrits en partie consacrés à cette question de la « forme des villes », pour reprendre la formule baudelairienne, et à l’architecture contemporaine, Jean-Christophe Bailly ne prétend pas résoudre un problème ; peu de chiffres, pas de schémas. Il rend d’abord hommage à l’éditeur de La Fabrique, Éric Hazan, dont on n’a pas oublié les travaux sur Balzac et sur les forces et les dynamiques politiques à l’œuvre dans la composition sociale actuelle de Paris. Il lui emprunte une démarche, une méthode, une attention d’abord portée à la littérature, par exemple au long poème de James Agee « Brooklyn is » de 1939 ou aux Misérables. Quand le monde est dangereusement complexe, il semble intelligent de revenir aux éléments : qu’est-ce que « marcher », « marcher et penser », comme aiment faire les philosophes, quelle fonction de flux faut-il accorder à la foule ? » « que deviner de la « passante » ? »
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La ville en éclats"
C’est dans ce contexte que Jean-Christophe Bailly esquisse une histoire en paliers de la notion d’utopie (Platon, Thomas More), en observant que les grandes pensées utopiques modernes correspondent plutôt à la phase montante de l’âge industriel, à ses commencements, à un moment où la population n’a pas encore atteint les dimensions ultérieures. Les tentatives de réalisation concrète de l’utopie (Robert Owen en Écosse, Jean-Baptiste Godin dans l’Oise) se sont installées « hors les murs », loin des villes, et en fait dans un geste de rejet de la civilisation urbaine, à la suite de Rousseau. Mais, nous avertit Jean-Christophe Bailly, nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins : nous avons d’un côté la mégapole de la ville-labyrinthe qui connaît une vertigineuse extension, inhumaine dans le désordre et, de l’autre, la ville des architectes arrogants, du béton et de la voiture, et des échangeurs. Des monuments de fer et de verre. Plusieurs essais de ce recueil sont consacrés à cette question du monument, en particulier du monument aux morts, et à une critique sévère d’une architecture brutale. Mais la question est de savoir si, dans un modèle urbain renouvelé et libéré, il y a encore une place pour le flâneur. L’auteur en est convaincu.
Faut-il en effet désespérer et renoncer à toute formulation de ce qu’Ernst Bloch a appelé en son temps le « principe espérance » ? Jean-Christophe Bailly suggère qu’il peut y avoir, dans la ville contemporaine, des espaces autonomes, des jachères et des friches, des interstices (pour « gens du voyage… »), des « zones » qui font naître un nouveau « patchwork territorial », qui apportent une forme de respiration. En quelque sorte, il renverse la perspective : les « éclats » et les « fragments » ne sont plus les restes d’une explosion incontrôlée, mais ils disent la permanence d’un certain rêve et à cet égard Jean-Christophe Bailly nous invite à relire les pages magnifiques et émouvantes des Misérables dans lesquelles Gavroche fait visiter son refuge éphémère, l’éléphant de plâtre de la Bastille.
Mais, plus généralement, on peut lire ces essais comme une invite originale et méditée aux architectes. C’est un projet de ville que Bailly esquisse pour créer ce « patchwork ». « Ici une place qui ferait vraiment son travail de place, placette ou agora […], là un jardin, mais qui serait vraiment dans le tissu comme l’entaille d’un biotope préservé, ailleurs une répartition exactement pesée entre le lacis de ruelles et l’esplanade, partout une finesse de seuils transformant les parcours en cascade de ricochets. » Retenons cette formule benjaminienne de la « finesse des seuils », énigmatique sans doute, mais suggestive.