Telle une jument chassant des mouches

En se remémorant sa propre histoire qui conclut celles réunies dans ce livre, une femme, professeure de son état, sent un courant électrique traverser son corps. Il l’oblige « à frapper deux ou trois fois le sol de son talon, telle une jument chassant des mouches ». Il faut dire que ces récits sont accablants. Ils mettent au jour la nouvelle vie des nouveaux riches (et moins riches) dans un nouveau pays conquis par la démocratie et la réussite individuelle. Sept longues nouvelles qui s’accordent au point que parfois elles se fondent et composent un roman édifiant. Originaire de Skopje en Macédoine, Rumena Bužarovska, autrice de fiction et traductrice littéraire, enseigne la littérature américaine. Perspicace, elle jette un regard malin et ironique sur le nouveau monde féminin qui l’entoure.

Rumena Bužarovska | Je ne bouge pas d’ici. Trad. du macédonien par Maria Bejanovska. Gallimard, 270 p., 22,50 €

Rumena Bužarovska a été révélée par Mon cher mari (Gallimard, 2024), succulente galerie de portraits de onze femmes se heurtant à la vie de couple, à ses obligations sociales, ses rituels et ses ridicules. Les maris étaient décrits au quotidien et devenaient invivables au point de mettre en cause le principe de la vie à deux. Dans ce nouveau livre, les femmes apparaissent en compagnie de leurs maris dans des situations mondaines ou conformes à la vie moderne. Le couple n’est pas traité en tant que tel sous l’angle des querelles conjugales ou des désespoirs sentimentaux, il existe comme un état avec ses obligations.

Ils vont dîner chez des amis pour connaître leur bébé fraîchement arrivé ; le mari sonne « à la porte blanche flambant neuve » et l’épouse se dit : « La voilà ma copine, la grande féministe qui a pris le nom de son mari. » Elle raconte. Dès l’entrée, « elle sent l’odeur du bébé » et nous décrit les lieux en détail : où et comment se déchausser quand on a des trous dans les chaussettes ? Comment profiter du miroir amincissant du vestibule ? Le salon, la salle à manger, la lumière. Elle s’ennuie. Visiter, visiter, la chambre, le couloir et boire du whisky en apéritif. « Nous en buvons si rarement que j’ai envie de me saouler. » On s’échange des cadeaux. Voici un beau vase, merci il est magnifique. On bavarde et puis, catastrophe, le vase tombe et se brise en mille morceaux. Embarras, mauvaises manières. Il faut partir. Elle a réveillé le bébé qui braille. Elle a honte, et se rétablit intérieurement en pensant au sexe. Bref, comme dans la plupart des nouvelles de ce livre, une situation ordinaire avec un couple banal tourne au grotesque ou au tragicomique.

Place de la Macédoine (Skopje) © CC-BY-4.0/Mike Norton/Flickr

Le passé ne sauve rien. Il n’est rien. On le rencontre dans un village mort, autour d’une vieille maison de famille abandonnée. « Il n’y a plus personne. Personne ne vient ici. Tout tombe en ruine. Nous ne sommes plus que deux ou trois vieilles femmes qui traversent le village comme des esprits. » Voilà ce que devient le beau cadre des anciens. Les visites rituelles familiales n’y font rien. Elles deviennent même le lieu de l’abandon. Ainsi, pour Elena, face à son père avachi devant sa télé, au « ventre volumineux qui s’étale autour de lui comme un pudding », et qui est envahie par une « tristesse amère ». Seul recours, encore une fois, ses performances sexuelles, elle les appelle, les réveille en pensant à une moquette, à son amant, et « elle sent monter en elle une douce chaleur ». Dès lors, s’enclenche une longue dislocation de la vie. Le père meurt d’un AVC, et la belle Elena doit s’occuper de tout avec un mari plus ou moins désirant, un potentiel amant indifférent, et un bébé qui ne cesse de lui demander le sein. Triste sort !

L’amant choisit ce moment pour confier ses réflexions à Elena qui se plaint de l’état de l’hôpital où son père se meurt : « Ah, c’est ça la Macédoine ! […] Eh oui, c’est le reflet de l’effondrement complet du système, mais aussi des valeurs morales. […] On parle de corruption spirituelle et culturelle, une corruption de l’âme ». Pas de politique, des constats et des plaintes rongent la confiance en soi.

L’art de Rumena Bužarovska tient dans sa manière de mettre en place des situations impossibles, avec des personnages perdus et une écriture concrète, en mille détails, qui donne corps à l’effondrement du monde. Non sans humour d’ailleurs. Les exemples sont multiples et donnent un ton, une atmosphère, des paysages ordinaires (il y a même un dépôt d’ordures) qui emportent le lecteur. Il n’a vraiment pas envie d’arrêter sa lecture alors que cette vie n’a rien d’alléchant. 

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Il y a cette tablée familiale autour d’un goulash préparé par la mère avec « la meilleure viande du boucher ». Le fils recrache immédiatement dans son assiette ce qu’il a mis dans sa bouche, d’abord trop chaud ensuite immangeable. La mère s’en étonne « en continuant à mâcher la bouche ouverte, son double menton tremblotant comme de la gelée ». Elle porte les mêmes lunettes orange depuis vingt-cinq ans qui « agrandissent ses yeux dépourvus de cils »Le fils observe sa mère, « grosse et difforme, vêtue d’une robe à fleurs usée. […] Parfois en la voyant comme ça, il se disait que c’était pour cette raison que son père l’avait trompée ». Pas comme Maja, sa femme, « depuis toujours une bombe sexuelle », et il détaille longuement les fesses, les cuisses la poitrine… Ce beau monde s’engage dans une croisade contre le boucher qui a arnaqué la vieille mère en lui fournissant une viande immangeable.

Les plus riches, fascinés par le paradis américain, ont entrepris de s’installer là-bas, dans des préfabriqués avec un job incertain, où il fait très chaud. Le jeune garçon qui sert de porte-parole de cette épopée ne fantasme que la piscine bleue, ouverte le soir, dans laquelle se baignent des voisins bruyants et ceux qu’ils appellent des « pédés ». Les odeurs de viandes et de sueur, « que le ventilateur pousse de temps en temps vers lui », agrémentent le lieu. Tandis que des femmes qui traversent la maison, « vêtues d’amples robes à fleurs qui évoquent des rideaux agités par une brise d’été », babassent et partagent des secrets. Les « riches » venus là sont plus que déçus du paradis.

Le monde réel ou imaginé de ces nouveaux Macédoniens, les regards de leurs femmes et enfants, émergent, désordonnés et hypocrites, de ces pénibles récits. Pas de quoi cultiver l’enthousiasme. Dans un final grandiose et métaphorique, ils donnent envie de vomir à Vesna, la professeure dont on a dit qu’elle se prenait pour une jument. Non sans avaler auparavant une flasque d’alcool fort.