Ausculter la terre, c’est parler du sol, que les auteurs de cet ouvrage proposent de comprendre dans toutes ses dimensions, en incluant sa profondeur. Apparaissent alors trois enjeux qui menacent les sols, imposent leur protection et justifient la structure de l’ouvrage : un enjeu quantitatif d’ordre agricole ; un enjeu qualitatif d’ordre environnemental ; un enjeu socio-économique concernant les modes de partage, d’appropriation et d’usage des ressources foncières.
Le grand public, de plus en plus sensible aux questions environnementales, se préoccupe de protéger les terres sur lesquelles vivent les humains. Ce faisant, il découvre ce que tout géographe apprend au cours de ses études. La terre, ce n’est pas seulement le sac de vingt-cinq litres que des citadins en mal de nature achètent à la jardinerie pour faire pousser des tomates-cerises sur un rebord de fenêtre. La terre, c’est du sol, étudié par une science qui se nomme pédologie. Cette dernière nous apprend que le sol repose sur une roche-mère et qu’il est constitué d’eau, d’air, de minéraux, de matière organique. Ces composants sont mélangés au cours d’un lent processus, la pédogenèse, qui structure chaque sol en couches, les horizons. Les sols recouvrent la quasi-totalité des terres émergées sur une épaisseur allant de quelques centimètres à quelques mètres. Minces et fragiles, ils sont d’une importance capitale car ils constituent la « zone critique » qui permet au vivant de s’épanouir et de se maintenir. En plus de l’extinction des espèces ou du réchauffement de l’atmosphère, la sensibilité écologique doit donc se préoccuper de la protection des sols. Mais le sol est aussi un objet social et politique. Depuis qu’elles existent, les sociétés humaines se développent et se reproduisent à partir des sols qui, avec plus ou moins de fortune selon les endroits, permettent la cueillette ou la culture des plantes comestibles et nourrissent les animaux domestiques.
Partant de ces évidences, cet ouvrage collectif donne la parole à quatre géographes, un journaliste et un géologue qui, associés aux deux coordinateurs Adrien Baysse-Lainé et Florence Nussbaum, entendent « s’engager » en faveur des sols. Aux frontières du minéral et de l’organique, de la nature et des sociétés, les sols sont exposés à trois menaces, auxquelles il s’agit de répondre de façon urgente. La première, d’ordre quantitatif, est liée à une urbanisation qui s’accélère partout. Il s’agit donc de conserver un stock pédologique suffisant, en mesure de nourrir huit milliards d’êtres humains. La deuxième menace est qualitative et concerne la dégradation des qualités pédologiques. Les sols constituent le principal trésor écologique des sociétés humaines, il faut maintenir leurs qualités physico-chimiques afin d’être en mesure de trouver des solutions aux défis climatiques qui nous attendent. La troisième menace, enfin, est d’ordre socio-économique et politique. La répartition injuste des droits d’usage et de propriété permet aux puissants (fonds de pension, méga-entreprises de l’agro-alimentaire, etc.) de monopoliser la ressource foncière, faisant monter les prix de l’immobilier et multipliant les effectifs des paysans sans terre. Dans l’avenir, il faudra donc inventer des modalités plus justes d’accès aux sols, qui permettront un partage plus équitable, à la campagne comme à la ville.
Partout dans le monde, une urbanisation excessive et mal pensée menace les stocks pédologiques. Dans la ville américaine de Houston, Florence Nussbaum décrit des quartiers paupérisés où les rares habitants occupent des bâtiments en ruine, voire de simples cabanes. Comme à Détroit ou à Chicago, des pans entiers de la ville ont été abandonnés. Les habitants et les activités sont partis, aggravant encore l’étalement urbain et la destruction des sols agricoles en périphérie. Réputés sans valeur, ces quartiers sont pourtant l’objet d’une intense spéculation « pour une poignée de dollars ». Des investisseurs peu scrupuleux n’hésitent pas à racheter des ruines pour les revendre à des particuliers crédules ou à des ménages pauvres, prêts à vivre n’importe où pour devenir propriétaires.
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La France semble à l’écart de ces excès car le droit de l’urbanisme interdit d’user de l’espace constructible comme d’une marchandise. Les droits à construire sont décidés par la sphère politique et les règles sont fixées par des documents d’urbanisme qui, indirectement, fixent la valeur économique des sols et limitent les emballements spéculatifs. Avec le temps, les normes sont devenues de plus en plus restrictives sur le plan environnemental, aboutissant à la loi Climat et Résilience votée en juillet 2021. Comme le rappelle Éric Charmes, cette loi oblige au Zéro Artificialisation Nette (ZAN) à l’horizon 2050. À cette date, tout constructeur qui édifiera un hectare de routes ou de bâtiments sera obligé de le compenser en restaurant un hectare de surfaces végétales.
Votée à la quasi-unanimité, la loi Climat et Résilience semble donc en mesure d’éviter à la France les excès subis par les villes américaines. En France comme aux États-Unis, la majorité de la population se concentre dans les villes. Ailleurs, beaucoup d’endroits sont quasiment vides et 50 % des communes françaises, généralement rurales, comptent moins de 500 habitants. Dans ces communes, l’obligation de compenser les superficies nouvellement construites aura pour effet d’augmenter les coûts de construction, dissuadant les opérateurs d’investir dans des endroits où les espérances de gain sont déjà faibles. De ce fait, le ZAN limitera l’arrivée des emplois et des jeunes ménages, défavorisant un peu plus des campagnes déjà dépeuplées et vieillissantes. Inversement, le ZAN renforcera l’attrait des villes, où des investisseurs sont en capacité de densifier les constructions et de libérer des superficies à renaturer, prises par exemple sur des friches industrielles ou commerciales.
Sous l’apparence du bon sens et en dépit du consensus qui a présidé à sa naissance, il est donc probable que le ZAN aggravera la déprise des espaces ruraux alors que, autour des villes, il n’empêchera pas la destruction des sols agricoles les plus fertiles, leur perte pouvant être compensée n’importe où, y compris sur des sols de moindre qualité. Prévu pour limiter l’étalement des espaces construits et le « grignotage » subséquent des sols agricoles, il est loin d’être certain que le ZAN permettra de remplir ces deux objectifs.
Simultanément à la préservation du stock, il est indispensable de soigner les sols actuellement occupés par l’agriculture. Il s’agit de pérenniser leurs qualités agronomiques et d’éviter leur épuisement afin qu’ils restent aptes à une production agricole de qualité. Des sols de bonne qualité concourent aussi au maintien des écosystèmes et au développement de la biodiversité : s’ils sont épais et de bonne qualité, ils peuvent limiter l’érosion, piéger le carbone, retenir l’eau et la filtrer. Le milieu ainsi protégé s’engage dans une boucle vertueuse baptisée biostasie par les pédologues. Contrairement à une idée reçue, l’agriculture ne provoque pas nécessairement la dégradation des milieux (la rhexistasie). Au gré d’exemples himalayens et français, Étienne Cossart montre que des pratiques agricoles soucieuses de l’environnement ont au contraire amélioré la qualité des sols. Les sols sont ainsi devenus des terroirs, dont les qualités sont autant liées à leurs caractéristiques physico-chimiques qu’au patient travail d’amendement effectué par les sociétés agraires. Connue depuis l’Antiquité, l’agriculture en terrasse est peut-être la plus ancienne et la plus connue de ces techniques.
À partir de 2014, une exploitation géante voit le jour dans la Somme. Au gré de multiples procès, son propriétaire, un chef d’entreprise à la retraite, parvient à concentrer 1 000 hectares de terres céréalières pour les affecter à un élevage laitier intensif. Baptisée « ferme des 1 000 vaches » par les médias, cette exploitation en expansion progressive jusqu’en 2021 montre que les pouvoirs publics français sont souvent impuissants à empêcher la concentration des propriétés foncières, souvent synonyme de conséquences néfastes sur les milieux. Adrien Baysse-Lainé s’appuie sur cet exemple pour expliquer le détail des procédures et des administrations qui tentent une distribution plus équitable des sols agricoles. Il montre que les SAFER (sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) sont efficaces dans les régions où domine l’agriculture familiale de propriétaires-exploitants. Elles ont en revanche peu de prise sur les grandes exploitations, généralement détenues par des sociétés comme les sociétés civiles d’exploitation agricole (SCEA).
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La concentration de la propriété concerne également les sols urbains. S’appuyant sur une expérience de recherche en Afrique, Claire Simonneau montre, par contraste, combien la propriété absolue du sol, consacrée en France par la Révolution, accroît les inégalités entre ceux qui en retirent des profits non mérités et ceux qui subissent les inconvénients d’une montée des prix de plus en plus folle, qui les réduit à se loger toujours plus loin de leur lieu de travail. La ville devient ainsi un club de privilégiés qui attire les touristes et génère toujours plus de « vues » sur Internet. Mais cette image se paye au prix fort : excluante socialement, la ville « attractive » génère un étalement incontrôlé aux périphéries, qui s’attaque aux meilleurs terroirs agricoles et s’avère néfaste pour les milieux. Alors, faut-il en finir avec la propriété « inviolable et sacrée ? » ? Faut-il la remplacer par des droits d’usage dissociant la propriété du foncier de celle du bâti ? Inspirés des exemples indiens et états-uniens, les organismes de fonciers solidaire (OFS) constituent une expérience récente. Comme les coopératives de résidents, les OFS interdisent les plus-values à la revente, ce qui permet aux populations modestes d’accéder plus aisément à un logement abordable.
Professeur en sciences de la Terre, Jérôme Gaillardet est interrogé par le journaliste Thibaud Sardier. En guise de conclusion à l’ouvrage, il apporte le regard du géologue, précisant que le sol ne doit pas être vu comme un stock éternel de superficies ou d’aménités environnementales. Soumis aux dynamiques aléatoires de la biostasie et de la rexistasie, il doit également être ausculté dans sa dimension temporelle : « Nous vivons littéralement sur un tapis roulant qui se forme, se déplace et disparaît. Et c’est sur ce tapis que se développe le vivant. C’est la zone critique, une chose éphémère à l’échelle des temps géologiques puisque continuellement faite et défaite. » La terre est donc pourvue d’une quatrième dimension, celle du temps, ce qui complique encore l’enjeu de sa protection.
Les sols ne se limitent pas à un artéfact géo-environnemental immobile. Ils ne se limitent pas davantage à un terrain approprié et cadastré qui assure la puissance de certains ou permet banalement au plus grand nombre d’habiter « chez soi » avec plus ou moins de confort. Les sols sont des écosystèmes en perpétuel devenir qui subissent les menaces du changement climatique et de l’urbanisation généralisée. Ils doivent donc être préservés pour conserver leur stock et être réparés afin que leurs qualités écologiques et agronomiques soient constamment améliorées. Marchandise et instrument de pouvoir au service des intérêts particuliers, il est temps que les sols entrent dans le patrimoine commun d’une humanité de plus en plus inquiète sur l’avenir de la planète qu’elle habite.