Malgré les plaintes répétées d’associations de la société civile antillaise, le plus gros scandale politique, sanitaire et environnemental de l’histoire de France s’est soldé par un non-lieu prononcé en janvier 2023. Au sein d’une masse de publications, documentaires, enquêtes, romans graphiques, deux parutions récentes établissent un état des lieux sur la contamination au chlordécone en Guadeloupe et en Martinique, et dessinent en creux des conceptions très différentes de l’écologie, des Antilles et de l’implication de l’État dans cette affaire.
Dans Les empoisonneurs, Marie Baléo mélange les codes de l’enquête et du documentaire pour livrer un portrait sans concession des acteurs ayant permis l’autorisation, la fabrication et l’utilisation du chlordécone en Guadeloupe et en Martinique entre 1970 et 1993. Parmi les principaux apports de sa recherche : une meilleure connaissance des rouages institutionnels qui ont abouti à l’homologation en France d’une substance que les États-Unis avaient interdite en 1978, et de nouvelles pistes sur Calliope, l’entreprise qui produisait ce puissant composé organochloré dans une usine près de Narbonne pour le revendre aux Antilles sous le nom de Curlone.
Le livre de Marie Baléo convainc par la clarté avec laquelle elle expose l’histoire de cette molécule de synthèse, l’insérant dans l’histoire globale de la chimie industrielle des pesticides, ainsi que l’ensemble des catastrophes sanitaires qui jalonnent l’histoire de sa courte existence. Les empoisonneurs offre surtout une galerie de portraits des usual suspects qui ont contribué à l’utilisation, la fabrication, l’homologation, le transport et le commerce du chlordécone en France. D’un côté, trois anciens employés de multinationales de la chimie qui décident de s’associer pour ouvrir une usine douteuse de pesticides à Port-la-Nouvelle en 1979. De l’autre, de grands propriétaires de bananeraies, tous békés, comme Yves Hayot, José de Laguarigue, Laurent de Meillac. Entre l’offre et la demande, à des degrés divers de responsabilité, on trouve l’ensemble de fonctionnaires, experts, scientifiques, qui ont permis que la molécule continue d’être vendue et utilisée en France, même si elle était déjà interdite aux États-Unis et qu’on connaissait les risques sanitaires de son utilisation. Selon l’auteure, l’homologation de 1986 est la défaite d’experts comme René Truhaut, « père de l’écotoxicologie », opposés en principe au chlordécone, mais qui finissent par céder aux pressions du ministre de l’Agriculture lui-même. Comment expliquer ces décisions du ministère de l’Agriculture, qui favorisent les producteurs de bananes au détriment de la santé des Antillais ?
Selon Marie Baléo, cela est dû à l’influence que les planteurs békés exercent sur les ministères de l’Agriculture et des Outre-mer. Revenant, par exemple, sur la grève et le blocage de l’aéroport du Lamentin du 22 novembre 1992, Marie Baléo explique qu’elle a été décidée, quelques jours plus tôt, lors d’un déjeuner entre l’un des principaux exploitants agricoles des Antilles et le ministre de l’Agriculture de l’époque. Elle conclut : « Le petit manège orchestré par Meillac et Soisson est un exemple parmi d’autres de la connivence que cultivent, depuis plusieurs décennies, les planteurs de bananes et le pouvoir politique français. C’est grâce à l’influence des premiers sur le second que le chlordécone continuera d’être utilisé, avec la bénédiction de l’État, plus de deux ans après son interdiction. »

Mais, bien que cette hypothèse soit vraisemblable, exprimée ainsi elle est surtout incomplète. Elle laisse entendre que les institutions hexagonales seraient prises en otage par les lobbyistes békés qui les empêcheraient d’appliquer la loi française et les normes européennes. Et cela serait toujours le cas aujourd’hui. Deux explications sont possibles : l’outre-mer « pèse » peu dans les priorités du président de la République et « en France la haute administration est immuable. […] Même ceux qui voudraient ruer dans les brancards ne le font pas, parce qu’ils ont peur. Avec raison : à la première menace, les lobbies békés foutront le bordel en Martinique ». Pour Marie Baléo, qui tient ces informations d’un conseiller d’Emmanuel Macron, l’inaction des institutions républicaines dans certains dossiers antillais serait due, au mieux, aux résistances d’une administration centrale ankylosée, et, au pire, à la terrible domination que les békés exercent sur le gouvernement français.
En tout cas, pour Marie Baléo, s’il y a une fracture à prendre en compte, c’est celle qui sépare la France hexagonale de ses territoires d’outre-mer. Si bien qu’on en viendrait presque à oublier que les békés et le gouvernement français sont liés par l’ensemble des bénéfices économiques, géopolitiques et démographiques que l’Hexagone tire, aujourd’hui comme hier, de ses territoires antillais. Par ailleurs, considérer que la principale rupture se situe entre l’Hexagone et l’outre-mer contribue à masquer le fait que ces deux sociétés sont traversées de manière similaire par des inégalités internes, et notamment celles de classe et de race. Or, ces inégalités-là sont essentielles pour comprendre les causes et les conséquences de la crise écologique du chlordécone. Tout cela apparaîtrait beaucoup plus clairement dans le livre si, au lieu de prêter l’oreille uniquement aux bruits de couloir des ministères, l’autrice avait aussi donné la parole aux Antillaises et aux Antillais. Bref, si elle s’était intéressée aux empoisonné·es autant qu’aux empoisonneurs. Alors, Marie Baléo ne serait pas obligée d’utiliser l’écriture de fiction et les effets de réel pour donner de la chair à son récit. Ces moments de littérature, qui ouvrent presque tous ses sous-chapitres, gênent parce qu’ils prennent la place qu’auraient dû avoir les discours et les histoires des ouvrièr·es agricoles antillais·es, dont certain·es faisaient déjà grève pour demander l’interdiction des pesticides au milieu des années 1970.
C’est précisément à ces luttes écologistes décoloniales, passées, présentes et à venir, que Malcom Ferdinand consacre les deux dernières parties de son nouveau livre, S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial. Il montre que la phase actuelle de la mobilisation antitoxique aux Antilles couronne une longue histoire de mobilisations ouvrières et du travail de terrain d’associations comme Assaupamar, SOS environnement Guadeloupe, Écologie urbaine et En Vie-Santé. Pour lui, ces luttes écologistes sont le prolongement contemporain de luttes ancestrales antiesclavagistes et de révoltes contre les maîtres. Ces résistances, qui peuvent également s’exprimer à travers les arts plastiques, la musique et la littérature, aboutissent d’une manière ou d’une autre à l’exigence de justice. Malcom Ferdinand montre que, dans le contexte antillais, cela peut vouloir dire des choses aussi diverses que la reconnaissance, la peine, l’indemnisation ou la réparation. Seulement, la justice française se montre inique depuis plusieurs décennies en infligeant un « traitement judiciaire différencié entre, d’une part, les personnes de l’État et des entreprises ayant causé par leurs actions une contamination multiséculaire des Antilles et des Antillais et, d’autre part, les militants se mobilisant contre la pollution au CLD ». Tout cela confirme le caractère colonial de la justice française aux yeux de Malcom Ferdinand, qui propose d’« abandonner les outils des maîtres » en promouvant une justice décoloniale. Celle-ci suppose d’aller au-delà de l’idée des indemnisations qui « réduit un problème collectif à l’octroi de sommes à des individus, individualisant le crime et laissant intacte l’organisation sociale » et de penser une justice « autre que celle portée par l’ancienne puissance coloniale ». La justice décoloniale implique donc « la possibilité de l’existence d’un Autre, portant sa propre philosophie de la justice, ses valeurs et ses principes ».

On pourrait considérer que la dernière partie de l’ouvrage s’attelle précisément à développer cette philosophie autre de la justice environnementale en montrant d’abord les limites de la dépollution et de la décontamination, qui ne sauraient être les seules réponses apportées à la crise, et en pointant ensuite les impasses du « vivre-avec » les toxiques. Malcom Ferdinand rappelle que plus de 90 % des Antillais·es ont du chlordécone dans leur organisme. Molécule persistante et qui migre facilement, le chlordécone s’infiltre dans le lit des rivières, au fond des nappes phréatiques, dans les végétaux et les tissus adipeux des animaux, démontrant que la matière des corps antillais est aussi celle de leur Terre, et qu’ils sont en réalité la même chose. Cette prise de conscience, qui n’est ni acceptation ni résignation face aux toxiques, invite donc à une politique de soin – Malcom Ferdinand dit d’amour – de ces corps et de cette Terre. Mais, demande-t-il, « comment aimer une Terre qui contient en son sein des toxiques ? ». Cela implique, entre autres, de repenser l’utilisation des produits chimiques en général, et non seulement des pesticides ; de s’intéresser aux moyens de se déplacer dans l’île, ou de concevoir et d’utiliser les espaces publics. Cela passe également par un changement des régimes alimentaires, et donc par une transformation de l’agriculture et de la production locale ; par une attention portée aux inégalités de genre, de classe et de race, et par une adaptation des modes d’exercer l’autorité politique et policière. C’est précisément cela que Malcom Ferdinand appelle s’aimer la Terre, un ensemble de savoirs, de désirs et de pratiques qui ont cristallisé à partir de l’expérience de la contamination aux Antilles, mais qui répondent à une question qui se posera bientôt partout dans le monde, puisque toute terre est désormais contaminée.
Ce projet éthique et politique, que Malcom Ferdinand dévoile à la fin de son ouvrage prend racine tout au long des 400 premières pages. Là, l’ingénieur en environnement et docteur en sciences politiques se fait historien, sociologue et philosophe pour proposer un regard réflexif sur la contamination au chlordécone aux Antilles. Dès le début, Malcom Ferdinand rappelle que ce pesticide n’était pas la seule solution existante pour lutter contre les parasites du bananier. D’ailleurs, dans quel contexte devint-il nécessaire de combattre ce charançon noir, insecte qui a toujours vécu dans les bananeraies et qui n’avait jamais posé de problèmes à quiconque ? N’est-ce pas plutôt un contexte capitaliste colonial qui a rendu nécessaire, dans un cadre de monoculture bananière, d’exterminer une espèce – au risque d’abîmer également des humains ? Comment expliquer que les planteurs békés et les administrations étatiques aient eu si peu de scrupules à mettre en contact des ouvrièr·es noir·es avec un produit reconnu dangereux ? Cela peut-il avoir un lien avec l’ensemble des violences symboliques, économiques, environnementales et policières que subissent les corps noirs aux Antilles, hier comme aujourd’hui ?
Il est évident que la question de l’inégalité raciale devant l’injustice environnementale structure une bonne partie de cette affaire. Et, comme dans son précédent ouvrage, Malcom Ferdinand démontre implacablement à quel point la race se caractérise aux Antilles par ses continuités économiques, sociales, politiques, épistémologiques et policières avec l’époque coloniale. Étude riche, résultat de plus de quinze années de lectures et de terrain, S’aimer la Terre est le lieu où Malcom Ferdinand fait dialoguer avec justesse des thèmes et des approches des études décoloniales, du marxisme noir, de l’écologie politique et des ontologies relationnelles. C’est également un lieu où, par moments, les sciences humaines entonnent un magnifique chant d’amour et d’espérance pour les Antilles et pour la Terre.