Pour insomniaques et ferroviaires

À l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de Jean-Patrick Manchette (1942-1995) et des quatre-vingts ans de la collection « Série noire » des éditions Gallimard, Nicolas Le Flahec publie un énorme volume, réécriture d’une thèse qu’il a soutenue en 2022 : Jean-Patrick Manchette. Écrire contre. Il nous donne l’occasion de relire, avec toujours autant de plaisir, l’œuvre du « père du néo-polar », comme il détestait qu’on l’appelle. Lui qui affirmait que « le polar est une littérature pour insomniaques et ferroviaires ».

Nicolas Le Flahec | Jean-Patrick Manchette. Écrire contre. Gallimard, 730 p., 30 €

Ayant participé à l’édition de sa correspondance (Lettres du mauvais temps, La Table Ronde, 2020) et de ses entretiens (Derrière les lignes ennemies, La Table Ronde, 2023) et codirigé avec Gilles Magniont un colloque (Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire, Anacharsis, 2017), Nicolas Le Flahec est un passionné de l’œuvre de Manchette. En 1983, après avoir traduit Kahawa de Donald Westlake, l’écrivain se présente à lui dans une lettre comme un ancien traducteur devenu romancier, « doté peut-être d’une certaine notoriété dans le milieu extrêmement réduit du polar français ».

Plus de quarante ans plus tard, qu’en est-il de cette notoriété ? Au début des années 1970, Robert Soulat, alors directeur de la Série noire, qualifiait de « jeunes loups agressifs, méchants, farceurs » Jean-Patrick Manchette et A.D.G. (de son vrai nom Alain Dugrand, souvent dénommé le « frère ennemi » de Manchette, à cause de ses opinions politiques d’extrême droite) auxquels on peut adjoindre Pierre Siniac, tous les trois insufflant un ton neuf au polar français qui ronronnait depuis les années 1950 et la description plus ou moins fantasmée du « milieu » dans des romans écrits dans un argot suranné par Albert Simonin, Auguste Le Breton ou, un peu plus tard, José Giovanni.

Aujourd’hui, les romans les plus intéressants d’A.D.G., parus en Série noire, ne sont pas réédités et ceux de Pierre Siniac, malgré les efforts des éditions Rivages, ne sont pas très présents en librairie, alors que la quasi-totalité des œuvres de Manchette (hormis quelques années du Journal) est disponible, depuis l’édition récente de la correspondance et des entretiens et la réédition aux éditions Wombat de ses chroniques sur le cinéma, parues dans Charlie Hebdo. Dans l’introduction de son livre, Nicolas Le Flahec égrène les noms des pairs de Manchette, français et étrangers, lui rendant hommage d’une manière ou d’une autreavant de tenter d’expliquer cette notoriété pérenne en analysant les techniques d’écriture, le style, les thématiques, les provocations et l’engagement de celui qui déclarait en 1974 : « Nous devons tolérer que le polar soit à présent disséqué et loué par des universitaires et des journalistes. »

Manchette a publié neuf romans noirs, dont un en collaboration avec Jean-Pierre Bastidentre 1971 et 1981 : la « décade prodigieuse », comme la surnomment sa femme et son fils dans l’édition « Quarto » de Gallimard qui les réunit en 2005. Sur la quatrième de couverture de ce volume, Manchette est qualifié d’ « inventeur du néopolar » qui « pulvérise la frontière entre littérature de genre et littérature tout court », alors qu’il avait déclaré souvent écrire de « la littérature alimentaire » et toujours refusé une reconnaissance universitaire de son œuvre, et plus généralement du roman noir. Mais il était conscient aussi de dynamiter en secret cette littérature qu’il écrivait « pour bouffer », par le style, qui le rapprochait de ce qu’il appelait « le roman artistique ».

C’est parce qu’il n’arrivait pas à percer en tant que scénariste que Jean-Patrick Manchette, à la fin des années 1960, décide d’écrire des polars et de convaincre les producteurs de les adapter au cinéma. Pour cela, il s’inspire de ses maîtres Dashiell Hammett et Raymond Chandler, et de leur style particulier, « épuré systématiquement de toute fioriture […] jusqu’à devenir le contraire d’un objet d’art, un os humain », qu’on a dénommé behavioriste ou comportementaliste, dans des histoires privilégiant l’action et les faits au détriment des sentiments et de la psychologie. Mais en adaptant ces techniques d’écriture à la France des années 1970, pour des romans « alimentaires » traversés de nombreuses références littéraires, cinématographiques et même philosophiques, publiés dans une collection populaire et en proclamant par ailleurs « la mort historique de l’art », il n’en est pas à une contradiction près, jusqu’à même écrire un peu plus tard dans ses chroniques qu’il voyait dans son œuvre une « diversité […] parfaitement cohérente ». À partir de cette ambivalence, Nicolas Le Flahec développe, dans un chapitre introductif, l’idée que Manchette, « à l’harmonie rassurante, préfère manifestement l’éclat de la dissonance » et il souligne le besoin qu’il a, dès le début de ses publications à la Série noire, de déranger et, comme il l’écrit dans son journal en 1977 à propos des membres du comité de lecture, de « travailler contre eux, contre leur goût ». Pour Manchette, selon Nicolas Le Flahec, il s’agit alors « d’écrire contre le roman noir, contre l’émotion, contre soi et contre le monde » – une thèse que déclinent les quatre parties de cet essai.

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Jean-Patrick Manchette © D. R.

Le roman noir, Manchette est tombé dedans tout petit par la lecture de « Série noire » dès l’âge de onze ans. Mais, comme le remarque Le Flahec, il s’en désintéresse assez vite et, dans les premières années de son Journal, il ne fait que très rarement référence à des lectures de polars. Hormis une allusion à un David Goodis au détour d’une page, ses lectures sont plutôt philosophiques ou politiques, avec une forte présence de L’internationale situationniste à la fin des années 1960. C’est l’époque où, agrippé à sa machine à écrire du matin au soir, il écrit des scénarios pour Max Pécas, des novélisations de films et de séries comme Les Globe-Trotters, des romans pour la speakerine Sylvette Cabrisseau et même un roman pornographique, Les chasses d’Aphrodite, sous le nom de Zeus de Castro pour Régine Deforges, sans oublier les traductions de l’anglais qu’il effectue seul ou avec sa femme.

C’est tout d’abord l’espoir de voir ses livres adaptés au cinéma qui le décide à écrire un polar pour la Série noire, c’est ensuite parce que, n’arrivant pas à concrétiser financièrement un projet de film avec son ami Jean-Pierre Bastid, il écrit avec lui un roman, Laissez bronzer les cadavres, tout en terminant un autre livre inspiré de l’affaire Ben Barka, L’affaire N’Gustro. C’est enfin parce que Dashiell Hammett, dans les années 1920, a préféré publier ses textes violents et politiques moins dans des revues beaucoup plus chics comme Smart Set que dans des pulps, ces magazines populaires aux couvertures criardes, imprimés sur du mauvais papier à des milliers d’exemplaires et vendus quelques cents.

L’affaire N’Gustro séduit et choque tout à la fois la Série noire, qui publie les deux romans à quelques mois d’intervalle. Dans les livres qui suivront, toujours publiés dans cette collection, Manchette, comme le souligne le volume « Quarto », « s’est choisi une forme – le roman noir – et la dynamite de l’intérieur par la critique sociale et politique » jusqu’à Fatale, que la Série noire ne publiera pas, le roman ne contenant que très peu d’action et de violence, si indispensables à la collection. Il paraîtra comme un volume hors-série de la collection Blanche.

En adoptant, dans la plupart de ses romans, le style behavioriste, Manchette essaie de décrire les faits, leur réalité, sans fioriture, épurés « de tout flottement poétique du sens », et, comme l’écrit Le Flahec, de privilégier les sensations au détriment des sentiments. Dans nombre de ses chroniques, Manchette s’exprime sur le behaviorisme dans l’œuvre de Hammett : « ce moment de brutale amertume historique » et il constate qu’avec cette sécheresse du style « il ne nous laisse pas sur une prescription ; il nous laisse avec une question », le polar devenant alors « la grande littérature morale de son époque ».

Mais Nicolas Le Flahec remarque que, dans des romans comme L’affaire N’Gustro, Nada,, Le petit bleu de la côte Ouest et même Fatale, Manchette n’applique pas toujours systématiquement la sécheresse émotionnelle et psychologique du béhaviorisme et qu’il faut attendre la publication de son dernier roman, La position du tireur couché, pour retrouver, malgré, là aussi, quelques rares échappées stylistiques non réglementaires, cette manière particulière qu’a Manchette de dévaloriser le style et la rhétorique, comme l’ont prétendu certains critiques, manière que Jean Echenoz disait être « cette perfection d’un style à la fois très sec et très sophistiqué ».

Sur un peu plus de deux cents pages, Nicolas Le Flahec expose ensuite les rapports complexes qu’entretenait Manchette avec l’engagement, l’histoire (la guerre d’Espagne, la guerre d’Algérie) et le monde, lui qui écrivait dans son Journal en avril 1977, à propos de sa position d’écrivain dans la société : « Mon intention est seulement de distraire. » Pourtant, durant une jeunesse militante, il publie ses premiers textes dans la revue La Voie communiste et, beaucoup plus tard, il a le projet d’écrire un film sur la guerre d’Espagne, et plus particulièrement sur l’histoire des combattants anarchistes de la colonne Durruti, tandis que des romans comme L’affaire N’Gustro et Nada sont peuplés de militants activistes de tous bords. Mais Manchette a horreur de la « littérature engagée », dont il reproche d’ailleurs la pratique à l’école du néo-polar, ces écrivains qui se présentent comme ses héritiers, car pour lui ils se contentent trop souvent de « jugements moralisants ». Sa « légitime hargne », sa colère et son engagement se transmettent au lecteur dans ses romans, par le biais d’une histoire pleine de bruit et de fureur, qui ne se laisse jamais traverser par une quelconque « abstraction idéologique ».

Dans sa conclusion, Nicolas Le Flahec remarque que, depuis longtemps, la notoriété de Manchette a dépassé largement le milieu du polar et de ses lecteurs et « qu’il est bel et bien devenu pour nous un auteur ». Il traite et analyse systématiquement toutes les thématiques présentes dans son œuvre à l’aide d’une grille de lecture universitaire, parfois un peu laborieuse, mais cet essai biographique permet de comprendre mieux l’univers complexe et plein de contradictions de Manchette et donne furieusement envie, le livre refermé, de lire ou relire les romans de celui qui écrivait dans l’une de ses premières chroniques : « un polar sans morale c’est une soupe sans moustache, c’est de la soupe ».