La maison hantée de Michèle Audin continue un travail romanesque qui interroge l’histoire, la manière dont on la raconte, la place qu’elle occupe dans la fiction. Avec ce goût du jeu inimitable, son nouveau livre met en lumière l’histoire des « malgré-nous », mais surtout va plus loin en interrogeant le rôle de la fiction dans l’histoire. Et ce n’est pas une mince affaire !
L’œuvre littéraire de Michèle Audin semble hantée par l’histoire. Ou plutôt par un certain sentiment de l’histoire. Elle travaille sa matière singulière au gré de livres qui la reconditionnent, la reforgent, la reforment. Qu’elle se plonge dans l’histoire de la Commune, qu’elle explore la vie d’une ouvrière appelée Clémence ou des numéros du boulevard Voltaire à Paris, qu’elle reconstitue les existences de femmes anonymes ou qu’elle interroge les échelles qui nous font considérer l’histoire (Cent vingt et un jours, 2014), elle s’obstine à imaginer des moyens, des biais renouvelés d’envisager ce qui fait notre histoire. C’est-à-dire les documents, les traces, les témoignages, les images qui nous la rendent lisible et l’établissent concrètement. Ce qui semble compter, plus que l’illusion de raconter une forme de vérité, réside dans le processus que proposent les formes de la littérature pour éprouver l’histoire, la décadrer pour la comprendre davantage.
Ce n’est pas une petite ambition. Et les fictions qu’elle propose et met sur le métier s’apparentent à des expériences. Ses livres, en faisant entrer ces éléments historiques hétérogènes dans la fiction même, en les instituant comme moteurs du récit, en les mettant en scène ou en les questionnant, inventent une forme altérée et fascinante d’écriture de l’histoire. Comme une manière de prendre en compte leur fictionnalité sans dénaturer les questionnements qui nous saisissent face à son immensité. Là encore, le jeu des proportions relève d’une orfèvrerie de la mécanique narrative, d’une évidente lucidité. Malgré leur discrétion ou leur apparente modestie, ces textes font travailler profondément, tantôt ouvertement, tantôt de manière moins évidente, les rapports complexes qui lient la littérature et l’histoire. Avec une efficacité flagrante, les livres de Michèle Audin questionnent des vides, des manques, des absences ou des silences, donnent forme, offrent une possibilité de récit à des histoires, des destins ou des événements que l’on oublie ou que l’on confine dans une minorité de fort mauvais aloi.

Ainsi n’est-ce peut-être pas un hasard si La maison hantée raconte une histoire taboue, en tout cas remisée, invisibilisée. En effet, les « malgré-nous », ces jeunes hommes de Moselle et d’Alsace incorporés de force en 1942, sont souvent réduits à des figures de coupables, de complices, de victimes ou à des éléments d’une histoire régionale voire identitaire que le livre dépasse (comme avant lui le très beau Dans la gueule de la baleine guerre de Jean-François Haas). C’est leur histoire que découvre la narratrice du livre, sorte de quasi-double de l’écrivaine, lorsqu’elle s’installe à Strasbourg pour prendre un poste de bibliothécaire à la médiathèque André-Malraux et qu’elle achète un appartement. Et en racontant le pourquoi et le comment d’une nouvelle vie, en confiant les tracas des travaux, une relation amoureuse à distance, elle se plonge dans l’histoire de son immeuble et dans les vies de ses habitants au moment de la guerre, lorsque le IIIe Reich annexe la région et que la vie semble tourner. Centrées autour du magnifique personnage d’Emma, elle découvre les relations complexes des habitants, leurs conflits ou leurs amitiés, la complexité de leurs vies oubliées. On découvre, en alternance avec le récit de l’enquête que mène la narratrice et son présent, l’installation d’un régime totalitaire, la dureté de la vie, les exactions, la manière dont chacun subit l’horreur de la guerre.
La maison hantée, c’est celle que reconstitue par touches, au gré de ses découvertes documentaires, une narratrice de plus en plus habitée par ses personnages, par leurs trajectoires, par le poids de cette histoire tue des « malgré-nous ». Cette forme d’enquête fonctionne très bien, si bien que le récit en soi de la narratrice semble très inégal en regard, comme si le sujet, les éléments qui le nourrissent, le dévoraient quelque peu. On est happé par les « fantômes » de la rue Dunat-Dieht, comme au plus près d’eux, saisi par l’angoisse de l’histoire qui advient. Sorte de paradoxe romanesque, qui fait que l’archive parcellaire nourrit une sorte de minuscule thriller existentialo-historique, nous donne l’impression d’éprouver une part obscurcie de notre histoire, l’intégrant à notre intériorité de lecteur. C’est un peu comme si l’écrivaine, par ce geste, par la composition narrative, nous confrontait à une histoire subjective, une histoire qui se logerait davantage en nous. C’est une expérience étrange faite de bribes, d’éclats, d’une matière instable que seul le romanesque, l’imagination de la forme, fait tenir.
Et c’est là l’espèce de petit coup de génie d’un livre trop modeste pour être honnête. Car on s’imagine que le geste romanesque porte sur l’enchâssement, sur le dispositif, sur la façon dont une trame narrative permet le déploiement de la partie historique et documentaire du texte. Alors qu’en fait le geste que propose l’écrivaine est tout autre – on le découvre dans une note à la fin du texte qui le fait se renverser : il revient à créer de l’histoire plus vraie avec du faux, à assumer la fictionnalité du récit historique en se jouant de la forme même qu’elle déploie. Ainsi, tout est inventé dans ce que nous appellerons la « partie d’Emma », c’est-à-dire le récit qui résulte de l’enquête. Expliquons-nous : la matière historique, les sources documentaires, les objets d’histoire, les témoignages, tout cela est bien réel, mais l’immeuble, la rue, les personnages, eux, sont fictifs. C’est là que réside la vraie réussite du livre, dans cette manière d’assumer le geste de la fiction pour dire l’histoire.
On est donc très loin d’un simple récit d’enquête, forme passionnante à bien des égards, mais qui semble actuellement quelque peu dévoyée, ou amoindrie. Ici, on prend le contre-pied total d’une mode qui semble souvent faire comme si le réel s’imposait à la fiction, comme si le vécu remplaçait le romanesque, les faits l’imagination, l’expérience le fantasme. Michèle Audin instaure une sorte d’épreuve de la fiction qui s’imposerait à l’histoire. Une forme de passage, de déportation par la fiction du centre de gravité des faits historiques, un jeu de sa vérification par une prise de distance – on pense souvent aux textes de Pierre Bayard – qui ne peut se produire que par le geste romanesque. De ce roman dont, au premier abord, on se dit qu’il est assez touchant, parfois étrangement déséquilibré, il ressort qu’il est à la fois une fabrique de l’histoire et de la fiction. Obéissant à une opération de transvasement assez fascinante, le livre met à nu dans le même temps le processus de l’enquête historique, de l’assemblage des traces et des sources, et de la composition d’un récit de fiction, comme s’il fallait les aborder ensemble. Il n’y a sans doute pas meilleure manière de penser la place que l’histoire occupe en nous !