L’intranquille Daniel Cordier

Rédigée avant la parution d’Alias Caracalla (Gallimard, 2009), une ultime publication posthume du résistant Daniel Cordier (1920-2020) explore son propre parcours pour en comprendre les brusques revirements. Plus libre et synthétique qu’à l’accoutumée, le récit de l’ancien secrétaire de Jean Moulin est une sorte d’auto-analyse qui illustre les tensions et contradictions qui ont tissé le fil d’une existence aussi dense qu’imprédictible.

Daniel Cordier | Rétro-Chaos. Mémoires. Édition préfacée, établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon. Gallimard, coll. « Témoins », 368 p., 22 €

Révélé au public par son travail d’historien hostile aux témoignages, Daniel Cordier s’est ensuite fait connaître d’un vaste lectorat en changeant de registre d’écriture. L’historien s’est effacé devant le mémorialiste dont le récit Alias Caracalla a séduit et fasciné. Avec Rétro-Chaos, conçu avant Alias Caracalla, Daniel Cordier revient sur une vie aux multiples facettes. Si le récit est limpide et évite les écueils de « l’illusion biographique » décortiquée par Pierre Bourdieu, la réalité qu’il relate met au jour une tension constante qui est la clé d’un itinéraire chahuté et improbable.

Daniel Cordier s’est fait connaître du public avec les trois volumes de Jean Moulin. L’inconnu du Panthéon, publiés aux éditions Jean-Claude Lattès entre 1989 et 1991. L’originalité de cet acteur-témoin était de fonder ses recherches sur les seules archives écrites en récusant témoignages et témoins au motif qu’ils distordaient la réalité advenue. Il toucha un vaste lectorat avec ses Mémoires couvrant les années 1940-1943, Alias Caracalla. Quelques mois après son décès survenu en novembre 2020, un deuxième tome couvrant les années 1943-1946 voyait le jour, La victoire en pleurant, suivi en 2024 d’un troisième pour les années 1946-1947, Amateur d’art. En ce début d’année 2025, voici la dernière déclinaison de ses souvenirs avec Rétro-Chaos. Mémoires, récit auquel il travailla une bonne dizaine d’années à partir de 1994 parce que cet intranquille né avait toujours plusieurs fers au feu. Cette ultime parution posthume est établie et annotée par Bénédicte Vergez-Chaignon, spécialiste de la période de l’Occupation et collaboratrice de longue date de Daniel Cordier.

Les lecteurs familiers de l’œuvre de Daniel Cordier retrouveront dans ce dernier opus nombre d’éléments distillés dans ses ouvrages précédents. L’auteur y déroule un itinéraire constitué de segments inattendus sans que lui-même discerne une cohérence entre eux. Daniel Cordier en était déconcerté : « J’écris mes souvenirs non pour refaire ma vie, mais pour la comprendre. » En dépit d’un récit chronologique clairement ordonné (Enfance, Guerre, Art, Histoire, Mémoire), ce qui frappe, c’est bien la complexité d’un parcours dont chaque jalon aura marqué une rupture avec tout ce qui avait précédé.

Daniel Cordier; Rétro-chaos
Daniel Cordier (1944) © Collection personnelle- Daniel Cordier

Ardent militant maurrassien dès l’adolescence, il fut, à dix-neuf ans, parmi les tout premiers à rejoindre le général de Gaulle. Brûlant de combattre sur les champs de bataille, il fut recruté par le service de renseignement pour opérer incognito en France métropolitaine. Parachuté comme opérateur radio, il s’immergea dans le combat clandestin parce que Jean Moulin décida de faire de lui son secrétaire. Agent de la direction générale des Études et Recherches en 1944, il démissionna en janvier 1946 alors qu’il avait vingt-cinq ans et la vie devant lui. Il s’essaya à la peinture pour bifurquer à partir de 1953 vers une carrière de galeriste à succès. Ayant mis fin à cette activité en 1964, ce quadragénaire sillonna le monde d’une visite de musée à une autre dans une sorte de pré-retraite. Contre toute attente, à partir de la fin des années 1970, il se lança à corps perdu dans le projet d’une biographie exhaustive de Jean Moulin, son patron en Résistance. Ce furent vingt années de labeur intense au cours desquelles ce non-bachelier en quête de légitimité fut rudement confronté aux lacunes d’une formation acquise sur le tas : « toute ma vie, j’ai souffert de ne pas posséder les certitudes d’un savoir homologué ».

Après les trois tomes de Jean Moulin. L’inconnu du Panthéon, qui comptaient quelque 3000 pages mais laissaient son projet au milieu du gué, il proposa en 1999 une synthèse aboutie aux éditions Gallimard avec Jean Moulin. La République des catacombes. Tout autre se fût arrêté là, se satisfaisant d’une vie réussie : membre du très prestigieux ordre de la Libération, marchand d’art et collectionneur internationalement reconnu, historien unanimement loué par la presse et adoubé comme tel par Jean-Pierre Azéma et François Bédarida qui faisaient alors autorité. Or, en scrutant l’itinéraire de Jean Moulin, Cordier avait été amené à méditer sur sa propre trajectoire. À partir de 1994, il se livra à un travail d’introspection dont le fruit est Rétro-Chaos. Antérieur aux trois volumes d’Alias Caracalla, il vient aujourd’hui paradoxalement en clore le cycle à titre posthume.

On reconnaît dans cette ultime publication la patte de Cordier, subtil amalgame de réminiscences personnelles et de savoir archivistique. Ce registre d’écriture si particulier est à l’image de cette existence sans cesse tiraillée entre des pôles antagonistes : Maurras/de Gaulle, France libre/Résistance intérieure, peinture/galeries d’art contemporain, histoire/mémoire. L’unité de cette vie aussi déroutante que dense tient probablement à la passion dévorante avec laquelle chaque fois Cordier servait la cause qu’il embrassait.

Daniel Cordier eut bien plusieurs vies en une, ce qui n’alla pas sans contradictions : « Depuis la Libération, j’ai toujours voulu être du côté des « victimes » contre les « bourreaux ». Il n’empêche que mon style de vie et mes goûts sont restés résolument ceux que je prétends combattre. » Ce fut également vrai de ses engouements successifs. Le Français libre mit des mois à s’extraire de sa gangue maurrassienne. Le galeriste entretint avec Jean Dubuffet, le seul homme qui lui ait « donné le sentiment du génie », des relations passionnelles et cahoteuses. Comme historien, il s’astreignit à une discipline aux antipodes de son tempérament (« Je dois à l’histoire les vertus dont l’absence a ruiné ma vie : prudence, patience, rigueur ») avant de se livrer sans retenue dans le registre mémoriel.

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Ses écrits, corsetés par une rigueur janséniste, n’échappent toutefois pas au phénomène de recomposition inhérent à la mémoire qu’il traquait chez ses contemporains. Cordier redit ainsi comment il créa de toutes pièces le secrétariat de Moulin. Or, il en existait déjà un embryon très précieux quand il arriva à Lyon. Même reconstruction quand il oppose abruptement les Français libres comme lui – soldats nantis d’un grade et d’une solde, insérés dans une stricte hiérarchie militaire – et les résistants de l’intérieur par définition moins organisés, par conséquent pas toujours fiables. Or, sans l’aide que lui procura Anne-Marie Bauer, puisant dans le vivier militant du mouvement Libération où elle avait fait ses premières armes, Cordier et sa petite équipe auraient été bien en peine d’agir. De même, Cordier a dit et écrit que sa confrontation avec Henri Frenay le 11 octobre 1977 aux Dossiers de l’écran avait été l’élément déclencheur de son travail d’historien parce qu’il avait découvert à cette occasion l’écart vertigineux entre l’expérience qu’il avait connue et l’histoire telle qu’elle s’écrivait. Les détails qu’il livre dans Rétro-Chaos établissent sans équivoque qu’Henri Frenay lui avait soumis antérieurement sa théorie d’un Moulin cryptocommuniste.

La mémoire de Daniel Cordier a donc inévitablement recomposé ici ou là. On peut penser que les conflits entre agents venus de Londres et résistants des mouvements avaient laissé des traces vivaces… Il n’est pas douteux non plus que toute critique de Jean Moulin heurtait des décennies plus tard son indéfectible fidélité à son patron : « Après des heures passées à écouter Moulin parler de sujets variés, je lui étais attaché et dévoué comme un chien. Il m’avait accordé d’emblée une confiance sans partage. Mais c’est de sa force de caractère qui ne fléchit jamais pour imposer la politique du général de Gaulle que naquit mon admiration pour cet homme charmant et intraitable. »

Il faut lire cet ouvrage pour ce qu’il nous dit d’une vie hors du commun et pour la réflexion qu’il induit plus généralement sur le sens de toute vie. Seule certitude pour ce qui concerne Cordier qui s’interrogeait sur la signification et l’intérêt de ce qu’il avait accompli : ce ne fut pas « une vie pour rien » (titre auquel il avait songé pour Rétro-Chaos) mais une existence intense hors des sentiers battus. Avec, pour point d’orgue inégalable, son engagement entre 1940 et 1944 : « Oui, il fallait résister et oui, il fallait le faire comme je l’ai fait, sous les ordres de ceux que j’ai choisis et qui m’ont choisi. »

Notons qu’une exposition très éclairante, Daniel Cordier. Mémoires d’une vie, 1920-2020, se tient, jusqu’au 15 mars 2025, à la Galerie Gallimard (30-32 rue de l’Université, Paris VIIe). Précise et sobre, elle complète excellemment la lecture de Rétro-Chaos.


Laurent Douzou est professeur émérite des universités en histoire contemporaine à Sciences Po Lyon et à l’université Lumière Lyon 2. Il a notamment publié, avec Sébastien Albertelli et Julien Blanc, La lutte clandestine en France. Une histoire de la Résistance, 1940-1944 (Seuil, 2019).