Philippe Ariès, un phare 

Les éditions du Cerf, avec constance, nous livrent un second recueil de textes de l’historien Philippe Ariès (1914-1984). Que ce soit sur l’avenir de la discipline historique ou sur celui de l’Europe, le lecteur se prend à penser que, décidément, les grands historiens sont toujours en avance sur nous.

Philippe Ariès | Pages ressuscitées. Édition établie et présentée par Guillaume Gros. Cerf, 240 p., 24 €

À l’heure où Marc Bloch va être (enfin ! et malheureusement pas à l’initiative des bonnes personnes) célébré par la nation, les éditions du Cerf ne nous laissent pas oublier un autre historien, moins créatif car juché sur les épaules du futur panthéonisé, mais dont l’importance ne saurait être sous-estimée. Après Pages retrouvées, en 2020, voici Pages ressuscitées : Guillaume Gros semble s’être juré d’empêcher Philippe Ariès de passer par la case purgatoire et, le crescendo des titres des recueils de textes l’indique, tenant bien haut la flamme de la lumière de l’intelligibilité qu’il a projetée sur la réalité historique, de l’instituer en phare. 

Comme l’ouvrage précédent, ce nouvel opus posthume regroupe des textes d’origines diverses, entretiens, recensions, articles, dans une chronologie qui va des années 1930 au début des années 1980. Il comporte au moins trois pépites. L’une est extraite du fonds Ariès conservé à l’Humathèque du campus Condorcet à Aubervilliers et constitue une lecture de la Confession d’un enfant du siècle de Musset, datée de l’été 1938 (Ariès a vingt-quatre ans), la deuxième est prélevée de la revue Tendances. Cahiers de documentation, destinée à l’information des organismes culturels français à l’étranger et qui présente dans son numéro de l’été 1961 un long état des lieux de l’historiographie vue par Philippe Ariès. La troisième est détachée d’un numéro de La Table Ronde de 1957 et concerne l’Europe.

Dans la première, sous le texte de Musset écrit dans l’urgence et la passion et l’expérience amoureuse dont il cherche le sens, le jeune historien, stimulé par le regard critique de Maurras sur l’aventure du poète et de Sand à Venise, identifie « les premières traces du phénomène destiné à déformer la sensibilité d’une façon si singulière : la confusion des deux passions parallèles, l’amour et l’amour-propre ». Mais, à son tour, de quoi le texte d’Ariès est-il révélateur ? Sans excès de téléologie, on peut au moins remarquer deux choses : que l’œuvre de Musset n’appartient pas (plus ?) seulement au « critique littéraire », que l’exégète historien, s’appuyant sur une source sans préméditation, « improvisée », que « l’introspection méthodique » ne déforme pas, discerne l’advenue d’une attitude nouvelle qui fait époque : « C’était nouveau en France. Pour la première fois, un homme cherchait dans son entourage les raisons de son attitude devant la vie. […] Musset accepte un état psychique qu’il juge « un mal », mais qu’il légitime par son origine : c’est l’inexorable décret d’un déterminisme qui enchaîne chaque homme à ses contemporains ».

Certes, le héros de Musset ne semble plus tenir aucun compte de l’enseignement pluriséculaire sur la distinction entre amour et amour-propre, encore réactivée puissamment par le XVIIe siècle, se laisse aller, délicieusement torturé, au pire de la description rousseauiste des méfaits de l’amour-propre, ce en quoi il n’ouvre pas vraiment un chemin nouveau. Mais, en revanche, ce que l’instinct historien du jeune Ariès repère, c’est une relation nouvelle entre conscience et inconscient, là encore en rupture avec la leçon introspective du XVIIe siècle sur les mouvements de l’âme, et, surtout, « une séparation devenue consciente du présent et du passé, comme de l’avenir ». Sensibilité nouvelle et nouvelle temporalité engendrent fatalement un type inédit d’homme : « le type mondain du désenchanté ». Le résultat de l’enquête n’est pas mince pour l’historien novice. Il récidivera en 1944 avec un article sur Balzac, pour constater qu’avec ce dernier « l’homme de lettres est né » et que « l’apparition d’un nouveau métier » révèle toujours « une modification de l’état économique et social ». 

"Pages ressuscitées", Philippe Ariès
Carte de la mer Méditerranée (1375) © CC0/WikiCommons

En avançant dans le temps, nous voici en 1961. Ariès est censé dresser pour les instituts français de l’étranger un vaste tableau de l’évolution de la science historique au XXe siècle. Il utilise une formule significative pour synthétiser le passage d’une histoire encore liée aux belles-lettres à une histoire-science : le mouvement va d’une histoire événementielle à une « histoire existentielle ». Celle-ci, sous la pression de la confrontation « avec les effets monumentaux de forces jadis inaperçues », élargit considérablement son champ d’investigation, fait siennes les méthodes des sciences sociales, devient consciente de « l’interpénétration des disciplines » ; il ne s’agit plus « ni d’histoire, ni de sociologie, ni de géographie, ni de philologie, mais seulement de l’homme, et l’homme à la fois dans le passé et dans le présent, dans la politique et la religion, dans les guerres et la marchandise, etc. ». Ariès théorise, avec Fernand Braudel, un des héritiers de l’école des Annales de Lucien Febvre et Marc Bloch, la centralité de l’histoire comme « science des sciences de l’homme ».

Cette nouvelle disposition lui fait découvrir ce qui sera son terrain, il se fait « explorateur d’une zone pas très large qui se trouve entre la nature et la culture, entre le politico-social et le biologique », écrit-il dans un texte sur son itinéraire d’historien rédigé à la fin des années 1970 et qui résonne de manière très contemporaine. C’est de cette zone qu’il tire ses objets d’étude privilégiés, que ce soit la famille et l’enfance ou bien les attitudes devant la mort, dont ce recueil témoigne encore. On peut même entendre une sorte de pré-état de la célèbre expression que Foucault, qualifié dans l’article de 1961 de « jeune psychologue » et qui, cette année-là, soutient sa thèse sur la folie, imprimée par les éditions Plon dans une collection fondée précisément pas Ariès, utilisera plus tard, « l’histoire du présent ». Ariès parle, lui, de la découverte de « l’actualité de l’histoire ». C’est à peine si l’on doit souligner l’extrême importance de ce tableau, malgré le caractère un peu daté de la référence à la tentative (échouée, quoique !) de la discipline historique de prendre la tête d’une « grande science sociale », propre à contrecarrer toutes les régressions disciplinaires qui prennent pour des effets de science ce qui n’est qu’effets d’institutions.

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Remontons la chronologie pour notre troisième pépite. Mai 1957, le traité de Rome vient d’être signé, l’Europe apparaît bien engagée dans la voie de l’unité et Ariès médite sur ses « contradictions ». Il se demande s’il existe vraiment une « civilisation européenne », réalité censée servir de fondement à l’économie politique de la nouvelle Communauté économique européenne (CEE). En lieu et place d’une civilisation européenne, entre le XVIe et le XVIIIe siècle, Ariès souligne la présence de « trois grandes aires bien déterminées, dont aucune ne coïncide avec les limites conventionnelles de l’Europe : une civilisation méditerranéenne, une continentale et une atlantique ». Plutôt que des données spatiales et géographiques, il s’agit de « foyers d’influence qui ne recouvrent pas à eux seuls toute l’Europe, ni ne se limitent à elle ». Elles ne forment pas vraiment une unité, mais plutôt une constellation dont on peut énoncer plusieurs traits communs, comme celui de l’appartenance au monothéisme judéo-chrétien ‒ ce qui permet au passage de ne pas faire de l’islam un autre absolu.

Après la Réforme et l’éclatement de la chrétienté, le XVIIIe siècle des Lumières, « avant le détachement de ses prolongements atlantiques », et sans pleine conscience de se situer au carrefour géographique de trois grandes aires culturelles, va se penser comme « Europe », munie d’un ambitieux programme de « civilisation » (le mot appartient précisément au vocabulaire des Lumières), mais presque aussitôt métamorphosé en un puissant principe d’unité : « la civilisation technique ». Celle-ci « manifeste un changement considérable de l’état de l’humanité » et non une simple « accélération d’un état antérieur », elle possède un « caractère total jamais atteint » et impose un « encastrement », pour employer un terme venu de la sociologie, des genres de vie et des cultures : « le genre de vie : c’est l’électricité, l’auto, le téléphone, la radio ; la culture, c’est l’ensemble de connaissances indispensables à la production, à la distribution, à l’entretien d’une organisation qui fonctionne comme une gigantesque machine ». Si bien que « la physionomie du monde d’aujourd’hui dépend du degré d’extension et de pénétration des techniques ».

Mais la réflexion d’Ariès ne s’arrête pas là et ce qu’il cherche à dire pourrait se révéler précieux dans le contexte actuel de crise de l’Europe, au moment même où elle se trouve isolée, réduite à sa définition géographique, par des blocs qui sont à la fois les mêmes et différents d’elle. C’est que, nous dit Ariès, la civilisation technique portée par l’Europe s’est diffusée partout dans le monde. Impuissante à éradiquer les sédiments culturels antérieurs, elle a provoqué les « survivances », pour parler comme Aby Warburg, de ses couches à engendrer des synthèses culturelles nouvelles, qui ne peuvent plus simplement être considérées comme « retardataires » par rapport à l’étalon techniciste. « L’Europe », dans l’histoire, mot savant ou mot « naïf » (les « Européens en Algérie »), mot de diplomate, « a failli représenter un fait de culture » avec les Lumières, elle « deviendra peut-être, écrit Ariès, une unité politique et économique » (la CEE en 1957), mais, toujours « débordée par les mouvements historiques qu’elle provoque », carrefour, plutôt qu’unité, elle semble avoir perdu le lien avec « l’élément » (au sens de milieu vital) civilisationnel (il faudrait l’écrire au pluriel, les éléments des trois aires), pourtant indispensable au tissage de relations non dominatrices avec les autres parties du monde, qui, elles, le réinventent pour le meilleur et pour le pire.