Ronan Barrot et l’énigme de la peinture

La peinture de Ronan Barrot possède une intériorité. Lorsqu’on va voir sa dernière exposition à la galerie Claude Bernard, on est aussitôt précipité vers les tableaux, comme si ces trois arbres au fond de la galerie nous réclamaient quelque chose.

| Ronan Barrot. Galerie Claude Bernard. 7-9, rue des Beaux-Arts, 75006 Paris. 16 janvier-8 mars 2025

Le tableau qui est au centre est le plus intraitable. L’arbre paraît se disperser dans le paysage, ou plutôt l’arbre produit son paysage, une lumière compacte, un soleil, comme une tache écrasée sur le ciel, des poignées de braises que l’on a jetées sur la toile, et ces lanières blanches tout le long du tronc, une tempête de lumière, mais solide, et qui est aussi une tempête d’ombre. Et puis, il y a cette présence au milieu du tableau, l’arbre, ses couleurs, ses bruns, son argile dorée, son tronc, et son ombre absolue, sans aucune lueur, comme un trou. 

Cet arbre et ce soleil font un des plus prodigieux paysages qu’il m’ait été donné de voir. Mais qu’est-ce qu’un paysage ? et qu’est-ce qu’une peinture ? Je me le demandais en scrutant deux des plus grands tableaux de l’exposition, des silhouettes entravées, en mouvement, se défendant peut-être, sur un fond de terreur indéterminée. Ce sont nos inquiétudes qui se matérialisent, on dirait que le geste du peintre a brusquement rencontré une résistance, un poids, des couleurs, une angoisse collective, le vent mauvais. Il a vu quelqu’un. Il a peint les traits d’un visage. Il essaie de nous dire quelque chose sur la vie humaine, la nôtre, aujourd’hui, sur ce qu’il pressent peut-être. Mais il ne peut le dire avec des mots. Personne ne le peut. Barrot fouille dans les couleurs, dans les formes, le savoir inarticulé de la peinture. Il se précipite dans une lumière, brosse le visage d’un homme, le fait sortir de son néant. Puis il l’abandonne au milieu de la toile. Alors, l’énigme de la peinture est là, entre sa beauté sensible, saisissante, et une signification obscure.

« Paysage blessé », Ronan Barrot (2024) © D.R.

Enfin, il y a cette grande toile bouleversante. Un homme se tient accroupi, il tend une énorme main en direction d’un autre, un enfant peut-être. Il est maladroit, cyclopéen. On ne comprend pas ce qu’il veut, on ignore si son geste réclame quelque chose ou bien le donne, on ne sait pas s’il est dangereux ou au contraire si son énorme main est un talisman, un geste fraternel. 

L’autre homme tente alors de se lever, il a les bras si longs, son propre corps le gêne, il titube. Il fait de grands gestes, on dirait qu’ils vont froisser le fond du tableau. Ce sont sans doute deux frères. Et ce qui est frappant dans ce très beau tableau, c’est le visage du géant, sa face plane, lumineuse, et cet œil plus ouvert, si triste. 

Que voulait dire Piero della Francesca avec ses grandes peintures immobiles, cette espèce de congélation des corps et cette extrême méditation des situations représentées ? Que voulait dire cette douceur que l’on retrouve dans bien des toiles de Philippe de Champaigne ? Au fond, nous ignorons l’essentiel des tableaux, nous parlons d’autre chose, nous ne savons rien dire de ce qui fonde notre attirance et notre admiration. 

Lorsque je regarde les trois arbres de Ronan Barrot, ses captifs, ses petits paysages que l’ombre dévore, je me dis que nous sommes là, à présent, ravagés par l’incertitude, emportés par la lumière, vers le langage muet des choses, à l’intersection inquiétante de plusieurs temps, et que soudain les événements s’accélèrent. 

Lié Ronan Barrot (2024) © D.R.
« Lié », Ronan Barrot (2024) (Détail) © D.R.

Un tableau est peut-être une sorte de trou, on croit se regarder dedans, on s’imagine y voir le monde, c’est le passage de la lumière vers la nuit. Une nuit colorée, mouvementée, où il n’y a plus d’images. Les tableaux de Ronan Barrot ne sont pas des images, la peinture est une sorte de séparation, elle se place devant le monde, comme une réalité tirée de soi, où l’on verrait soudain les choses à leur naissance. Les paysages de Ronan Barrot sont à la fois réalistes, une tempête, un petit îlot, une lande désolée, et une seule et même prodigieuse éclaboussure, comme si Pollock avait projeté une seule larme de peinture qui s’était étalée sur la toile et avait formé une empreinte, et que les petits paysages étaient notre portrait, et que soudain, entre nous, les couleurs et le monde, il existait un lien indéfectible, la peinture.

Il y a de la lumière et du funèbre dans les toiles de Ronan Barrot. Et la lumière est même parfois funèbre, un éblouissement tourmenté. Le rapport instable entre la lumière et l’ombre, entre le noir et les fils de lumière qui courent dans les tableaux, est l’une des visions les plus précises, les plus assurées, sur notre monde explosif et discordant. Je ne connais pas de forme plus fidèle, plus risquée, que ces contrepoints tourmentés, de bleu vif, de noir profond et de jaune clair, que ces silhouettes, ces troncs d’arbres vivants ou morts, cet orage qui menace et ces rayons qui crèvent, une sorte de signe déchiré, pour présager de la situation équivoque et périlleuse qui est la nôtre, où nous sommes désorientés et pris d’un étrange malaise, la crainte que cela empire. 

Et tout comme les ruines de Rome peintes par Piranèse sont une sorte de signifiant prodigieux, inépuisable et fertile, mais aussi menaçant, nous devrions méditer les tableaux de Ronan Barrot, les mettre face au monde, non comme des miroirs, mais comme des témoins sans complaisance, rudes, sévères, imprévisibles. Et si les Prisons gravées par Piranèse sont le murmure tragique de l’Ancien Régime, les toiles fulminantes de Ronan Barrot fixent peut-être le vertige de notre temps.