Un peu d’optimisme

La psychiatrie est en crise. Manque de moyens, manque de lits, de soignants, consultations surchargées aux longues listes d’attente, ne cessent d’être dénoncés. Pourtant, ces difficultés bien réelles ne doivent pas masquer des expériences et des pratiques vertueuses et passionnants, même lorsqu’elles dérangent.

Pierre Kammerer | Psychothérapie institutionnelle : quatre oasis d’humanité. Gallimard, 176 p., 20 €

En ne mettant l’accent que sur les questions budgétaires, on oublie que les patients auxquels elle s’adresse ne relèvent pas uniquement d’une médecine où la recherche du bon médicament ou du bon geste médical est essentielle. Quand la visée est de compenser des dysfonctionnements neurophysiologiques affectant le cerveau, les médicaments sont administrés de manière automatique et impersonnelle ; la vie psychique nourrie de relations interpersonnelles est ignorée au risque d’un effondrement narcissique, souligne Pierre Kammerer, psychanalyste ayant une longue expérience des institutions. « L’automatisation des pratiques imposées aux soignants, en même temps que la réduction de leur disponibilité à l’égard des patients, les amène à en souffrir. Car ils ressentent bien que ceux-ci auraient besoin de relations plus attentives et renarcissisantes. S’ensuit, chez les éducateurs et les soignants, un sentiment de culpabilité ainsi qu’un vécu de persécution à l’égard d’une hiérarchie qui ne leur donne pas les moyens », écrit-il pour expliquer la crise des institutions, notamment des foyers d’accueil pour enfants et adolescents.

« Non pas penser les institutions en premier pour y accueillir les patients, mais penser avec les patients les institutions dont ils ont besoin », propose, dans sa préface le professeur Pierre Delion, psychiatre et psychanalyste tenant de la psychothérapie institutionnelle. C’est le projet présenté dans cet ouvrage. L’auteur nous y fait visiter quatre lieux où se pratique la psychothérapie institutionnelle, quatre oasis d’humanité. Dans un livre récent, Désaliénation. Politique de la psychiatrie (Seuil, 2024), Camille Robcis présente de façon complète les grandes figures créatrices de la psychothérapie institutionnelle : François Tosquelles, Frantz Fanon, Félix Guattari, Jean Oury, et les lieux emblématiques où ils ont pu mettre en œuvre cette pratique. Saint-Alban et La Borde restent des références dans la mesure où ces hôpitaux sont des institutions de soins qui comptent dans le paysage de la psychiatrie, mais aussi des lieux qui, par leur différence, suscitent la défiance du pouvoir.

Le livre de Pierre Kammerer, et c’est là tout son intérêt, présente des établissements de taille plus modeste dont le fonctionnement est fondé sur la psychothérapie institutionnelle. Ils prennent en charge des enfants, des adolescents ou des adultes dans des situations spécifiques. Animés par le désir de fondateurs rejoints par des soignants qui deviennent partie prenante de la dynamique de l’institution, il est remarquable que ces établissements suscitent tout autant méfiance et opposition : ce n’est plus le ministère de la Santé mais tel édile municipal ou départemental qui les menace de fermeture. À chaque fois, qu’il y ait exercé ou qu’il ait rencontré les équipes travaillant dans le centre ou bien ses usagers, Pierre Kammerer nous en dresse un portrait vivant qui permet de découvrir les enjeux du travail sans en nier les difficultés.

Pierre Kammerer, Psychothérapie institutionnelle. Quatre oasis d’humanité psychiatrie
« Falling Man », Alberto Giacometti (1950) © CC BY-SA 2.0/Jens Cederskjold/Flickr

Le centre psychothérapeutique « Le Coteau-Georges Amado » de Vitry-sur-Seine reçoit des enfants de six à quatorze ans qui s’engagent dans une psychothérapie au cours de leur placement. Soixante-douze enfants vivent dans les pavillons d’un grand parc. « Dans ces pavillons, entre les locaux des groupes d’enfants, habitent bien des familles d’éducateurs, ceci pour contribuer à familiariser et à rassurer les enfants dont le sentiment de sécurité interne était généralement très mal fondé et fragile », car leur placement est dû à l’abandon, aux lourdes carences, à l’effondrement familial souvent depuis plusieurs générations, précise Pierre Kammerer qui a exercé dans ce centre. Toutefois, l’environnement bien pensé ne fait pas tout, et les passages à l’acte violents, réponses actuelles à des comportements parentaux anciens, ne sont pas absents. « Les équipes éducatives ont à se protéger de deux écueils : s’effondrer ou exercer des représailles » ; c’est ici que la pratique de réunions institutionnelles prend tout son sens.   

« Oxygène » est né du désir d’un couple qui, après avoir participé à la création d’une association de solidarité au Burkina Faso, a eu le projet de fonder un « lieu de vie » à Remiremont (Vosges). Ils font le pari de l’accueil de quatre jeunes à la fois, leur proposent peu d’activités récréatives afin qu’ils découvrent le plaisir de se parler et de s’écouter. Deux voyages par an sont organisés au Burkina Faso avec la participation à un chantier dans un village. En trente ans, ils ont reçu environ cent vingt jeunes, non sans conflit avec les autorités municipales, comme nous le rapporte Pierre Kammerer, qui nous fait suivre également, à travers l’histoire de Nadia, Nathalie, Renaud et quelques autres, l’évolution parfois chaotique de ces jeunes hommes et jeunes femmes dont certains se décrivent comme nés dans une poubelle. Cependant, pour chacun d’entre eux, quels que soient les avatars de leur existence, « Oxygène » reste un lieu de vie où ils peuvent toujours revenir.

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Le « Centre éducatif pour mères adolescentes d’Anjorrant », à Nantes, est un établissement tout à fait structuré. La vie institutionnelle s’est construite au fil du temps et repose sur une directrice particulièrement désirante, souligne Pierre Kammerer. Les jeunes mères gardent les mêmes éducateurs jusqu’à leur départ du centre, quand leur enfant a quatre ans. Elles sont d’abord des adolescentes avec tous les bouleversements, les remaniements identificatoires propres à cette période de la vie qui se rejouent avec l’ensemble du personnel, dans des rapports parfois conflictuels, où il s’agit aussi de laisser sa place au père de l’enfant. « Ce n’est qu’à la fin de leur grossesse qu’elles se sont mises à parler de leur enfant à naître. Auparavant, l’enfant à naître c’était encore elles ! », remarque une éducatrice.

La « MIM, Mission Insertion Musique » de Valence s’adresse aux zonards, ces hommes et ces femmes qui prennent souvent plus soin de leurs chiens que d’eux-mêmes, tant ils sont dans une faillite majeure de leur environnement relationnel précoce. « Pour réussir l’insertion qu’ils redoutent tant, la MIM les confie […] à des champions de la marginalité… créatrice ; des professionnels bien insérés dans la marge sociale […], quinze intermittents du spectacle qui vivent de leurs créations et qui luttent pour cela. » Ceux-ci vont devenir des enseignants et embarquer leurs élèves dans un mouvement identificatoire. 

À l’issue de ce voyage dans ces quatre oasis, Pierre Kammerer souligne que « ceux qui y travaillent n’y travaillent plus, ils y vivent leur travail : les quatre lieux que j’ai décrits ne connaissent pas l’absentéisme et les éducateurs-soignants qui y vivent ne cherchent pas à les quitter ». Vision optimiste, qui tranche avec la plainte au sujet de la crise de la psychiatrie. Acceptons-en l’augure.