Spirales de Frankétienne (1936-2025)

Le poète et peintre haïtien Frankétienne vient de s’éteindre dans son quartier de Delmas, près de Port-au-Prince, à quatre-vingt-huit ans. Celui qu’Aimé Césaire avait surnommé Monsieur Haïti laisse derrière lui une œuvre colossale.


C’est à Ravine-Sèche, au lendemain de l’occupation d’Haïti par les États-Unis, que Jean Pierre Basilic Dantor Franck Étienne d’Argent voit le jour, le 12 avril 1936. Né chabin suite au viol d’une jeune paysanne par un riche Américain, il a quelques mois lorsque sa mère l’emmène à Port-au-Prince. Un matin de 1941, le « petit blanc » créolophone du quartier de Bel Air fait l’expérience déchirante et fondatrice de la langue française. Au Petit séminaire Collège Saint-Martial, où des enseignantes alsaciennes et bretonnes sont détachées par le Vatican depuis 1860, l’une d’entre elles lui demande son nom. L’enfant ne comprend pas, les moqueries de ses camarades pleuvent : « Comment t’appelles-tu petit ? Phrase douloureuse de la mise hors jeu. Phrase indicative des exclusions sociales et de mon identité marginale. Phrase expressive des discriminations séculaires et des terreurs linguistiques. Phrase assommoir. Phrase de la mise hors combat. » (Anthologie secrète) Partagé par de nombreux auteurs (post)coloniaux, ce choc inaugural lui fait connaître la violence interlocutoire. Rejetant tout tragique, le poète s’engagera dans un corps-à-corps avec la langue et la tirera du côté de la création. Phrase assommoir, donc, mais aussi « phrase mythique fondatrice de [s]on écriture spécifiquement basée sur le traitement des mots considérés comme matériaux fondamentaux de l’acte d’écrire ».

Après cinq recueils de poésie écrits dans le compagnonnage du groupe Haïti Littéraire, le projet d’Étienne prend une allure de manifeste avec son premier roman, Mûr à crever (1968). Satirique à bien des égards, l’ouvrage met en abyme la difficile venue à l’écriture de Paulin, jeune écrivain à la recherche de l’absolu dans une île asphyxiée socialement, politiquement et culturellement. Suite à la douloureuse expérience de l’amour, Paulin se fait voyant, aspirant à écrire le chef-d’œuvre qui métamorphosera la littérature et précipitera l’avènement d’une réalité nouvelle. Étienne émaille son livre d’images chatoyantes et de dialogues où un paradigme poétique original se met en place : le spiralisme. Dans ce mouvement littéraire initié avec ses collègues Jean-Claude Fignolé et René Philoctète, l’œuvre est conçue comme unité ouverte apte à rassembler tous les plans de la réalité, si hétérogènes qu’ils soient. Le héros de Mûr à crever milite pour ces principes, en quête d’une expression capable d’embrasser la totalité vivante de l’expérience, tant objective que subjective. Assemblage polyphonique fait de ruptures et de rythmes pluriels, Mûr à crever actualise dans sa forme même la ductilité d’un langage poétique en lutte contre toute fixité.

La référence au Nouveau Roman est immédiatement assumée, et c’est surtout l’influence de Nathalie Sarraute que l’on ressent dans les pages de Mûr à crever : la notion importante de « sous-conversation » qu’elle avait définie dans L’ère du soupçon (1956) y occupe une place centrale, tandis qu’une force tropismique agite les masses verbales. À cet endroit, Étienne diffère sensiblement de ses collègues spiralistes. Remarquant que la destruction du sujet conduite en France ne les aide guère au moment où les peuples du tiers-monde peinent à émerger comme agents historiques, Fignolé et Philoctète préfèrent « les techniques du récit des contes afro-indiens de la Caraïbe et de l’Amérique centrale » aux expérimentations modernistes. Étienne voit au contraire dans ce geste un folklorisme à dépasser par une transformation radicale de la forme : une opportunité historique de réinvention de soi apparaît à l’endroit précis où le Nouveau Roman dévoile les failles du sujet traditionnel de l’énonciation.

Le poète, dramaturge, peintre, musicien, chanteur et enseignant haitien Frankétienne
Frankétienne (2001) © CC0/WikiCommons

La spirale totale et antitotalitaire s’emballe et n’épargne pas le nom même de l’écrivain devenu Frankétienne, en un seul mot, avec la parution d’Ultravocal (1972). « C’est à ce moment-là que j’ai senti la nécessité d’agglutiner mon nom et mon prénom, pour être en paix avec moi-même, dans un pays ravagé par la division, totalement saccagé, laminé, creusé, fouillé par le virus de la division. » Les lieux de ce nouveau livre, Mégaflore et Vilasaq (transpositions d’Haïti et de Port-au-Prince), sont habités par Vatel, « condamné à l’errance », Mac Abre, « incarnation du mal », et le poète, dont l’enfermement physique et mental remise sa quête à l’espace du rêve – seul refuge des Haïtiens en régime dictatorial. De longues séquences funestes laissent parfois poindre ses élans poétiques : « Nous rassemblerons toutes les tribus qui chanteront dans une langue unique, parce qu’à jamais détruites nos inquiétudes qui nous ont mis dos à dos. » Ce rêve d’un langage total, d’une créativité qui n’exclut personne, est au cœur du dispositif formel choisi pour Ultravocal. Ainsi, la « mort de l’auteur » de Roland Barthes est entérinée dans un avertissement qui pousse les lecteurs dans le « jeu terrible de l’écriture » dont ils sont désormais complices : « L’œuvre n’appartient à personne ; elle appartient à tout le monde. En somme, elle se présente comme un projet que tout un chacun exécutera, transformera, au cours des phases actives d’une lecture jamais la même. Le lecteur, investi autant que l’écrivain de la fonction créatrice, est désormais responsable du destin de l’écriture. » Plongé dans le désarroi par des centaines de fragments poétiques, Frankétienne lui enjoint d’embrasser son propre rôle.

La littérature n’est plus un simple miroir promené le long d’un sentier – qu’il soit d’Haïti ou d’ailleurs. En altérant catégories et conditions de la représentation, Frankétienne poursuit une entreprise de réinvention totale de la réalité. « C’est le point d’éclatement que cherche le poète. Naissance réelle, la création gît dans l’ailleurs opaque du miroir brisé. Et je me reconstruis patiemment sur des surfaces en panique. » Si les métaphores se font plus hermétiques, c’est comme condition de l’engagement esthétique. En effet, à l’inverse d’autres figures des lettres haïtiennes telles que Jacques-Stephen Alexis ou René Depestre, Frankétienne n’a pas pris le chemin de l’exil sous la dictature de François Duvalier et de son fils Jean-Claude. Duvalier père avait lu Mûr à crever, dont la charge contestataire aurait pu coûter cher à son auteur, mais Frankétienne attribuait sa survie à sa stratégie d’écriture : « J’ai commencé à revendiquer l’opacité comme une dimension esthétique. Je n’ai pas profité de l’ignorance du régime. Les gens qui sont dans le pouvoir sont comme des drogués. Quand on a le pouvoir absolu, on est dans l’overdose, d’une fausse puissance, et à ce moment-là on sous-estime le créateur. On m’a pris pour un fou, et c’était bien cette folie qu’on m’a prêtée qui m’a sauvé. » Frankétienne associait volontiers son écriture codée au langaj, langue liturgique du vaudou haïtien composée de mots et d’invocations tirées de plusieurs langues africaines et évoluant de manière secrète. Cryptée, l’écriture politique de Frankétienne opère tel un cheval de Troie.

Les textes en français ont pourtant peu de chances de faire ombrage au régime, 80 % de la population étant monolingue de langue créole et analphabète. Seule une minorité de locuteurs a alors accès au projet de Frankétienne. Cependant, à cette époque des voix s’élèvent et défendent la langue haïtienne. Bien que la littérature en créole ait connu quelques percées depuis « La chanson de Lizette » (1757), Frankétienne marque une coupure historique en 1975, lorsqu’il publie Dézafi, premier roman moderne écrit dans cette langue. Pour lui, « c’est d’abord le roman de la langue haïtienne. Mais comme une langue est indissolublement liée au devenir, au destin, à la situation vécue d’un peuple, donc roman de la langue qui, forcément, devait être aussi le roman du peuple haïtien : le roman de la possibilité, de l’éventualité ou de la probabilité d’une libération ». Une fois encore, c’est le langage qui oriente le thème et dirige le dispositif de Dézafi. Désignant les combats de coqs qui servent de trame métaphorique à l’ensemble du roman, le titre évoque la lutte pour la vie dont les zonbis du village imaginaire de Bouanèf sont exclus. Le zonbi haïtien, fort éloigné de celui d’Hollywood, est un individu qui a été lobotomisé par un bòkò (prêtre vaudou) pour être exploité dans les champs. Des vies parallèles qui peuplent Dézafi, le zonbi Klodonis se distingue lorsque Siltana, fille du bòkò Sintil, s’éprend de lui et le fait revenir à la pleine conscience grâce à une pincée de sel qu’elle jette dans sa nourriture. Recouvrant l’usage de la parole, alors qu’il était jusque-là réduit à des « Oui ouan » mécaniques, Klodonis redonne une direction au récit lorsqu’il mène les zonbis à l’insurrection. Avec cette allégorie, Frankétienne n’est pas le premier à imaginer la libération des Haïtiens. Dans Gouverneurs de la rosée (1944), Jacques Roumain avait érigé son héros, Manuel, en annonciateur sacrificiel (et communiste) d’une désaliénation collective. Mais les trente ans qui séparent Frankétienne de Roumain ont révélé l’inadaptation du concept d’aliénation issu du marxisme alors en pleine rénovation. Dans Bonjour et adieu à la négritude (1980), René Depestre préfère ainsi le terme de zombification, plus proche selon lui du « phénomène de stérilisation qui menaça la personnalité culturelle du nègre colonisé » dont hériteraient les Haïtiens. Avec Dézafi, Frankétienne fait du créole « la seule réalité non zombifiée d’Haïti », expliquent Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant dans Lettres créoles (1991), le chemin par lequel son peuple peut redevenir sujet de son histoire.

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Dès le début des années 1970, Frankétienne aborde un autre médium, celui des arts visuels. Il dessine à l’encre de Chine le portrait de Jacques Roumain dans l’essai de lecture spiraliste que Fignolé consacre aux Gouverneurs de la rosée en 1974. Se tournant très vite vers la peinture à l’huile, puis acrylique, ses œuvres les plus célèbres oscillent tantôt du côté de l’abstraction, tantôt vers la figuration, dans un geste toujours ample dont les coulées généreuses résonnent avec le drip painting. Loin de se limiter à cette technique, toujours en quête de renouvellement, il ne cessera de réinventer sa pratique, et son œuvre fera le tour du monde, exposée à Haïti et bien au-delà. Souvent, ses préoccupations visuelles et littéraires se rencontreront, soit par le jeu typographique (inauguré dès Mûr à crever), soit par des expérimentations plus hardies, comme avec L’oiseau schizophone (1993), volume en grand format qui cassera toutes les normes éditoriales par sa composition en « divin collage », où se mêleront fragments de texte tapés à la machine, morceaux de journaux, dessins…

Frankétienne devient un symbole national au cours de cette même décennie, bien que son dévouement à l’égard de son peuple n’ait jamais fait question. Il est d’ailleurs loin de se restreindre au champ littéraire : dès 1961, il avait créé son école, le collège Franck Étienne, où les jeunes Haïtiens furent exposés à son enseignement. Plus tard, en 1988, il sera ministre de la Culture du président Leslie Manigat. Mais, sous la dictature, son succès populaire est perçu comme une menace. Le passage au créole rend son effort poétique et sa puissance subversive accessibles au plus grand nombre, d’autant qu’il investit le théâtre avec Twoufoban en 1977. Sa notoriété explose avec Pèlin tèt (1978), dont l’argument tient dans le désespoir de deux Haïtiens exilés à New York, déchirés entre les promesses non tenues d’une société américaine qui les marginalise et l’impossibilité d’un retour au pays natal. La pièce fait écho aux ravages de la dictature, à tel point qu’au terme de centaines de représentations la censure sévit et le spectacle est interdit. Le spiralisme de Frankétienne restera hanté par la possibilité de la censure et l’hostilité du pouvoir qui ont intérêt à mystifier le langage. Ainsi le héros de L’oiseau schizophone sera-t-il un écrivain condamné à manger ses propres livres par les autorités « zozobistes ».

S’étant tourné vers le créole, Frankétienne n’abandonne pas le français et poursuivra une œuvre bilingue, parfois hybride, comme avec Voix marassas, « spirale francréolophonique » de 1998. « C’est comme si avec le créole, je retrouvais mon peuple, et à travers le français je retrouvais l’universalité des sentiments et en même temps mon individualité personnelle », déclarait-il au micro de RFI en 1993. Frankétienne est un poète de l’énonciation au sens de Benveniste : son écriture se veut appropriation intégrale de la langue. Loin de célébrer l’holocauste de la langue française (c’était le sens négatif que Sartre attribuait à la négritude), Frankétienne la sort de sa gangue (post)coloniale et l’actualise en quelque chose de véritablement nouveau. Butin de guerre rapporté d’une lointaine victoire, son français est une arme dont il s’empare pour créer un au-delà de l’oppression et non pour séduire l’ancien colon. Ayant publié la plupart de ses textes à Haïti ou au Québec, il n’a pas cherché à conquérir Paris, « méridien de Greenwich » de la littérature mondiale selon Pascale Casanova (l’une des rares à avoir reçu Frankétienne en France). L’horizon de celui qui se diagnostiquait « génial mégalomane » était plus vaste : nominé pour le prix Nobel de littérature en 2009, il devient le premier auteur à se mettre en campagne pour son obtention – sans succès. Le grand prix de la francophonie lui sera toutefois décerné en 2021.

Frankétienne lègue une œuvre colossale : une soixantaine d’ouvrages, des milliers de peintures. Sa tracée littéraire a des héritiers revendiqués, parmi lesquels Patrick Chamoiseau, Gaël Faye, ou encore Dany Laferrière. Sa poétique planétaire a livré Haïti aux Haïtiens et aux non-Haïtiens, comme l’affirmait récemment Paula Clermont Péan avant de rapporter les propos de Josie Fanon : « Celui qui m’a livré Haïti, c’est Frankétienne. […] Je ne connaissais même pas son existence jusqu’à ce crépuscule d’hiver où par hasard, sur les quais de Paris, vers Notre-Dame, dans un caniveau où mourait, sale, un vestige de neige de la veille, j’ai ramassé un livre. Je l’ai lavé au lavabo d’un café et j’ai lu le titre et le nom de l’auteur : Mûr à crever de Frankétienne. Je l’ai lu comme l’on consulte un augure avec effroi et passion. Je l’ai terminé émerveillée. Et depuis, je n’ai pas arrêté de lire cet écrivain. »

Pour lui, les Haïtiens figuraient au premier rang de l’histoire mondiale : « La dimension de l’imaginaire qui fait défaut ces jours-ci est responsable de la panne de la planète, responsable de toutes les crises. On est dans le contexte d’une crise mortifère. Cette crise frappe d’abord l’Occident, parce que nous les pays pauvres, nous étions déjà dans une crise chronique, nous sommes devenus des acrobates, des virtuoses de la crise. Nous dansons la crise, nous sommes toujours dans une transe, presque à la limite de la prémonition. » Son peuple pleure aujourd’hui la disparition de Frankétienne. Son souffle poétique perdure, tandis que l’agilité de ses œuvres continuera à innerver de son dézafi la réalité textuelle du monde. Dans l’Anthologie secrète, il confiait : « Je suis fatigué d’opiner sur ma vie, sur mon œuvre, sur la SPIRALE et sur la tragédie haïtienne. Les mêmes fadaises qui m’agacent. Je souhaiterais que les lecteurs aillent enfin lire mes livres et tenter le voyage mouvementé à travers le labyrinthe de mes textes. » Qu’on se le tienne pour dit.


Théo Mantion prépare une thèse en littérature à l’université Harvard.