Les lecteurs d’En attendant Nadeau avaient quitté le romancier Hanif Kureishi à Rome, où une mauvaise chute l’avait laissé tétraplégique, cloué sur un lit d’hôpital et communiquant avec le monde via des « Dépêches » diffusées depuis une plateforme numérique. On le retrouve un an et cinq hôpitaux plus tard, enfin de retour chez lui, à Londres, guère plus fringant, mais auteur d’un recueil de souvenirs où il troque la fiction contre la vérité de sa nouvelle vie d’infirme.
Sur un tempo vif et entraînant, Kureishi enchaîne les tranches de vingt-quatre heures, bien décidé à faire qu’à l’hôpital les jours se suivent et ne se ressemblent pas, sans toujours y parvenir, mais en veillant à ne jamais susciter l’ennui, ou, pire, l’effroi de ses lecteurs que le récit de ses petites et grandes misères aurait de quoi rebuter ou choquer : « Chaque jour, quand je dicte ces pensées, j’ouvre ce qui reste de mon corps cassé pour donner forme à ce chaos dans lequel je suis tombé, pour m’empêcher de mourir de l’intérieur. »
Délestées de la photo, souvent décalée, et du titre piquant qui les accompagnaient à l’origine, les dépêches ont manifestement été remaniées, avant que d’être prolongées et augmentées. Le fond y prend désormais le pas sur la forme, et l’humour de carabin y est moins présent. Avant toute chose, les chroniques témoignent de la formidable « cassure » intervenue dans sa vie d’après le 26 décembre 2022. Toutes ses pensées le ramènent en arrière, vers son enfance, qu’il revisite, vers ses parents, restés chers à son cœur, surtout le père, qui nourrissait pour son fils des rêves de joueur de cricket professionnel avant de comprendre que l’écriture serait « au centre de son être », vers cette heureuse vie d’avant où il marchait « tel un homme qui, sans le savoir, marche vers le désastre ». Désormais incapable de bouger pieds et mains, en état de totale dépendance envers les autres, il rumine à longueur de pages les conséquences d’un drame irréversible et dévastateur. Séparé de lui-même, comme « enterré » dans son propre corps comme le serait un personnage d’Edgar Alan Poe, il s’interroge sur « la torture d’être soi et pas soi », raconte par le menu son quotidien de petite tortue renversée sur le dos, livrée impuissante aux mains du personnel soignant. Dans l’incapacité de faire quoi que ce soit, a fortiori de saisir un stylo pour écrire ne serait-ce que son nom.
Et pourtant, au risque de paraître déplacé, on dira que Kureishi bouge encore. Plus que jamais, même. À croire que du vif-argent lui coule dans les veines et dans la tête. À le lire, on est bluffé par son irrépressible mobilité d’esprit, impossible à contenir, au point qu’on serait prêt à jurer qu’il se déplace bel et bien, et pas uniquement dans son nouveau fauteuil électrique. Alerte et agile comme jamais, il passe d’un genre ou d’un code à l’autre, alternant entre les univers à la Johnny Got His Gun (le chef-d’œuvre antimilitariste de Dalton Trumbo) ou à la Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, et l’humour des séries médicales (M.A.S.H ou H). Mentalement, il ne tient pas en place, passant du coq à l’âne, alternant réflexions profondes sur l’importance de la sexualité dans l’existence humaine – lui dont les érections ne sont plus qu’un lointain souvenir – et saillies de potache impénitent : « Rien de plus chiant qu’un mal de cul ». Il faut dire qu’à l’image de son corps « bousillé », devenu « morceau de viande public », son arrière-train se voit régulièrement envahi et pénétré, plusieurs fois par jour de surcroît.

Le brillant intellectuel progressiste, le romancier et scénariste de talent a décidément le chic pour faire passer lavements, touchers rectaux et autres constipations chroniques comme une lettre à la poste. Et quand on ne se bouche pas le nez, c’est la gorge qui se serre, tant on frémit devant tout ce qu’il endure. Reste que, aussi improbable que cela puisse paraître, le charme personnel de Kureishi agit. À l’évidence, son charisme légendaire se rapporte à l’empathie qu’il suscite partout à la ronde. À Rome comme à Londres, amis, souvent prestigieux, et inconnus se succèdent à son chevet, tant et si bien qu’on craint de devoir refuser du monde. Quant aux infirmiers, médecins et auxiliaires de vie, ils rivalisent de bienveillance et de dévouement à son égard. Au point de susciter l’étonnement, assurément non feint, de Kureishi, surpris que la haine, la malveillance, l’indifférence ne soient pas si répandues qu’on veut bien le dire.
Sa célébrité est sans doute pour quelque chose dans un tel attachement, professionnel comme amical, à sa personne, mais l’essentiel, Dieu merci, est ailleurs. Comme tout humain plongé jusqu’au cou dans une situation de vulnérabilité extrême, Kureishi invite à la compassion, à l’amabilité, à l’altruisme. S’y mêle une composante plus difficile à énoncer, mais qu’il s’ingénie à mettre noir sur blanc. Chacun de nous, plus ou moins confusément, se doute bien qu’il ou elle connaîtra, tôt ou tard, un problème de santé « cataclysmique et qui fera de nous des gens isolés et apeurés ». Quelle sera alors notre réaction ? Ferai-je preuve du même courage, ou du même dévouement envers un proche pareillement « humilié » ? Touché par la grâce avec laquelle l’écrivain compose ce « mélange de tragédie et de farce », d’indignité et de résilience, on se surprend à éprouver, quand bien même le mot ne serait jamais prononcé, quelque chose de l’ordre de la caritas, ce qui, dans un récit allant d’un Noël à un autre, ne saurait totalement surprendre. Ce que ce traumatisme corporel majeur est en mesure de révéler chez les autres n’est sans doute pas la moindre des leçons de ce livre débordant de la plus grande des sagesses.
On aura gardé la thérapie par l’écriture pour la bonne bouche. Réduit à n’être plus qu’une « grande mouche becketienne », Kureishi découvre en dictant ses textes comment exploiter au mieux ses réserves de créativité, qui paraissent inépuisables. Bien décidé à ne pas « sombrer », il embrasse avec rage et fougue cette forme d’écriture collaborative. On apprend que Carlo, l’un de ses fils, acteur et scénariste de son état, se bat avec son père pour obtenir de lui qu’il privilégie désormais une écriture plus directe, saisie sur le vif. Au plus près d’une vérité non retouchée, certes captée sans grand recul, mais prompte à faire feu de tout bois.
Aujourd’hui, l’écrivain s’est rapproché d’un embryon de « patience » face à son « calvaire », idéal qu’il croyait hors d’atteinte. La littérature n’y est pas étrangère : en parfait dilettante, le boulimique lecteur évoque, mais sans insister, de possibles analogies avec Kafka et La métamorphose, Dostoïevski et ses Carnets du sous-sol, Rushdie et Le couteau, mais aussi Proust – un jour qu’il accusait sa femme d’avoir égaré l’une de ses précieuses chroniques à la suite d’une mauvaise manipulation sur Internet, elle lui avait rétorqué qu’il faisait « comme si, moi, Marcel Proust, je venais de rédiger La Recherche du temps perdu sur un rouleau de papier toilette avec lequel un giton se serait essuyé les fesses ». Plus que tout, toutefois, c’est la fidélité à ce qu’il est, un drôle d’Anglo-Indien, qui détermine, aujourd’hui comme hier, son destin « fracassé ». Ainsi ceux qui l’aident dans sa vie de tous les jours sont-ils tous des migrants, et chacun d’eux vient du sous-continent indien. Après près de quarante ans passés à évoluer dans un monde de « Blancs », le voici rattrapé par les ressortissants du pays de son père. La boucle est bouclée.