Bien-être, deuxième roman de Nathan Hill, a été porté aux nues en France. Il a notamment reçu le Grand prix de littérature américaine 2024. Comment expliquer un tel accueil pour un tel livre aussi long, fade et mièvre ? Du fait de cette réception royale, le livre crée un véritable malaise.
La presse américaine mettrait-elle en avant, comme représentant de la littérature française actuelle, un écrivain tel David Foenkinos ? Ce serait l’équivalent du geste de la presse française qui a encensé Nathan Hill. On était déjà habitués à voir le dossier livres des grands journaux français rempli d’éloges adressés aux romans médiocres d’outre-Atlantique, mais cette apothéose surprend. Ses six cent quarante-huit pages se distinguent-elles par leur manière d’être médiocres ?
D’abord, size matters. En France, les États-Unis sont associés à la notion de « grands espaces » ; par conséquent, on attend du romancier américain une transposition livresque de cette géographie infinie. Si possible, le livre surdimensionné donnera accès à l’« Amérique profonde », celle située entre les deux côtes. Enfin, pour faire « grand roman américain », l’œuvre ne doit pas paraître « identitaire » ; il vaut mieux que l’auteur et ses personnages soient blancs et vaguement protestants (ou rien), et établis depuis longtemps aux États-Unis. Même régression vers la moyenne sur le plan érotique : l’hétérosexualité – plus « universelle » que les alternatives – est de rigueur, à condition qu’elle soit fade. Qui oserait qualifier Lolita – trop court, déjà – de « grand roman américain » ? Humbert Humbert a beau sillonner toutes les routes du pays, avec un itinéraire digne de Russell Banks ou de Cormac McCarthy, il reste européen, ne serait-ce que par sa déviance.
Nathan Hill, lui, a eu la chance, et l’astuce, de cocher toutes les cases. Rien que son patronyme convient – « colline » en français –, un nom commun à consonance anglo-saxonne, ressurgi de la terre même de l’Amérique. L’auteur, né dans l’Iowa, est petit-fils de producteurs de maïs. Quant à l’intrigue du roman, elle se passe à Chicago, au milieu du pays, et s’élabore autour d’une seule métaphore, conférant une cohérence superficielle à d’interminables digressions. Il faut l’admettre, la métaphore est géniale : « Wellness », titre original du texte, est le nom de la clinique dirigée par l’héroïne, qu’elle a montée après des expériences prouvant qu’un placebo fonctionne non parce qu’on croit avoir pris le vrai médicament, mais à cause du récit qui l’entoure. Autrement dit, « bien-être » et « placebo » seraient des quasi-synonymes : peu importe la réalité d’une décision, si tu y crois, elle te fera du bien.

Le mariage serait-il un placebo ? Ce livre s’inscrit dans un genre contemporain où d’autres ont brillé, notamment Jeffrey Eugenides avec Roman de mariage et Jonathan Safran Foer avec Me voici. Hélas, il manque à Hill la subtilité de ses prédécesseurs, dont les intrigues puisent dans l’accumulation de scènes illustrant la complexité du quotidien d’un couple : l’incompréhension réciproque ; l’impossibilité de maitriser des gestes et des paroles surgissant de l’inconscient ; les failles psychiques derrière la jalousie, la méchanceté, la mesquinerie, etc.
Hill habite une planète simple, peuplée de gentils bisounours ; s’il entre dans la tête de ses personnages, contrairement aux écrivains cités ci-dessus, c’est pour dresser des portraits couleur pastel. On dirait un mélange de Disney et du magazine Psychologies. Ses longues analyses reflètent-elles le point de vue du narrateur, de l’époux ou de l’épouse ? De fait, comme dans la Trinité chrétienne, ces trois personnes sont consubstantielles, fusionnées dans une narration molle conforme à la sensibilité des écoles de l’écriture créative, où le mot d’ordre – comme dans les facs de lettres américaines – est l’« empathie ». En Amérique, nonobstant Trump, c’est l’expression littéraire du credo national : « be nice ». Y a-t-il un peuple plus gentil que les Américains ? Est-ce leur immense gentillesse qui explique leur domination culturelle ? Quel autre peuple aurait pu inventer Mickey et Mufasa, où chat et souris, comme toutes les espèces, sont adorables ? On se demande quand même si le credo ne cache pas une face plus sombre…
Avant l’ère de l’école d’écriture créative et le règne de l’empathie, la fiction montrait le rapport ambigu entre érotisme et gentillesse (sur ce plan, Joyce Carol Oates appartient à la « old school », qu’elle le veuille ou non). Fini, tout ça ! Elizabeth et Jack, couple qui est au cœur de Bien-être, ne dérogent pas au nouveau dogme : leur austérité puritaine, enrobée dans un discours pseudo-psychologique, constitue le socle de leur mariage. Leur relation commence par un espionnage réciproque : pendant des mois, ils s’épient à travers l’étroite ruelle séparant leurs immeubles respectifs, sans se connaître. Pas question de basculer dans le voyeurisme, leurs regards innocents rappellent James Stewart dans Fenêtre sur cour. Lorsqu’enfin ils se rencontrent, leur date rassemble à une clinique : Elizabeth mitraille Jack d’une série de questions envahissantes, développée lors de ses recherches avec le docteur Sanborne, où de précoces révélations intimes ont l’effet d’un placebo, engendrant chez le sujet un sentiment de bien-être propice à l’amour. Utilisé ici hors laboratoire, de manière abusive, le questionnaire porte ses fruits : à la fin du diner, Jack rentrera chez son interrogatrice pour rester toute la nuit « enlacé à elle dans son petit lit ». Vive la transparence ! On dirait Mickey et Minnie, tellement ils sont mignons et anodins !
Avancée rapide : des années plus tard, mariée et mère du petit Toby – ah, ce prénom épicène, qui gomme l’altérité ! –, Elizabeth s’ennuie. Une copine lui ouvre des perspectives en dessinant les contours de son propre mariage : chez eux, les époux emmènent souvent de nouveaux partenaires érotiques à la maison, à la pleine vue de leurs trois enfants. En Amérique, même la débauche est menée en toute transparence !
« L’âme humaine voyageant sous les traits d’une souris », l’ultime chapitre du livre, résume cette limpidité par la figure du rongeur. Si habituellement ce dernier est représenté en mammifère sale se faufilant dans les interstices crasseux séparant deux espaces immaculés – comme la ruelle entre les immeubles d’Elizabeth et de Jack –, en Amérique une telle image est intolérable ; on préfère Mickey ou des films genre Ratatouille, où des rats parisiens – on sait bien que les Français se lavent peu – renversent les clichés, rejettent les ordures pour s’occuper des cuisines[1] !
De même, Nathan Hill, fidèle à l’esprit protestant tout propre, se sert du symbole du rongeur à la fin de son roman pour raconter le rêve d’Elizabeth lors d’une nuit d’hiver « boueuse » : « Une fois endormie, elle se tourne, roule, bâille en grand et une petite souris blanche sort de sa bouche. La souris est une petite chose délicate, fragile et douce, à la fourrure duveteuse de la couleur du lait. Elle vagabonde, renifle l’air, avance à petits pas vers la porte. Il l’attrape en passant – elle est si légère ! De la crème chantilly. Il la porte dehors – lentement, tendrement, comme on porterait un jaune d’œuf intact. Il lui murmure ses chers adoratoires et la lève dans les airs, d’où elle contemple les étoiles. Puis il montre à la souris comment jouer ; il cale sa main sur le sol et elle commence à gambader. Elle creuse dans la terre grasse et molle qui se désagrège puis disparaît. »
Ce couple fusionnel suit la règle : on dissimule les interstices, les ruelles, les rongeurs noirs, les rêves obscurs, pour célébrer l’espace unique et unisexe, éclairé par la lumière implacable de la transparence. Le rêve d’Elizabeth ne peut lui appartenir à elle seule, son mari y a forcément accès : à son réveil, elle apprendra qu’il l’a pénétrée ; il lui raconte la souris, qu’il aurait « présentée aux étoiles ». Ce happy end kitsch (Elizabeth touche le visage de Jack et « le rend splendide ») sanctifie une vision antiseptique des relations humaines, celle du Nouveau Monde diffusée en France depuis la sortie de Bien-être. Paris sera-t-il intégré à l’univers de Ratatouille ?
[1] Voir Steven Sampson, « Le père, le parc et la sainte-souris : la Réforme disneyienne », L’Atelier du Roman, n°116, mars 2024